– Je suis le dernier des Grecs, dit-il de lui-même, avec un rictus singulier. Aussitôt vingt niais, hâtivement instruits d’Homère par ce qu’ils en ont pu lire en marge de M. Jules Lemaître, célèbrent ce nouveau miracle de la civilisation méditerranéenne, et courent réveiller, de leurs cris aigus, les Muses consternées. Car c’est la coquetterie du hideux vieillard, et sa grâce la plus cynique, de feindre attendre la gloire sur les genoux de l’altière déesse, bercé contre la chaste ceinture où il égare ses vieilles mains… Étrange, effroyable nourrisson!
Depuis longtemps, il avait décidé de visiter Lumbres, et ses disciples ne cachaient plus aux profanes qu’il y porterait l’idée d’un nouveau livre. «Les hasards de la vie, confiait-il à son entourage, sur ce ton d’impertinence familière avec lequel il prétend dispenser les trésors d’un scepticisme de boulevard, baptisé pour lui sagesse antique, les hasards de la vie m’ont permis d’approcher plus d’un saint, pourvu qu’on veuille donner ce nom à ces hommes de mœurs simples et d’esprit candide, dont le royaume n’est pas de ce monde, et qui se nourrissent, comme nous tous, du pain de l’illusion, mais avec un exceptionnel appétit. Toutefois ceux-là vivent et meurent, reconnus de peu de gens, et sans avoir étendu bien loin la contagion de leur folie. Qu’on me pardonne d’être revenu si tard à des rêves d’enfant. Je voudrais, de mes yeux, voir un autre saint, un vrai saint, un saint à miracles et, pour tout dire, un saint populaire. Qui sait? Peut-être irai-je à Lumbres pour y achever de mourir entre les mains de ce bon vieillard?»
Ce propos, d’autres encore, furent longtemps tenus pour une aimable fantaisie, bien qu’ils exprimassent, avec une espèce de pudeur comique, un sentiment sincère, bas mais humain, une crainte sordide de la mort. L’illustre écrivain, pour son malheur, n’est que vil, non pas médiocre. Sa forte personnalité, douloureusement à l’étroit dans ses livres, s’est délivrée dans le vice. C’est en vain qu’il s’efforce de cacher à tous, redoublant de scepticisme et d’ironie, le secret hideux qui sue parfois à travers les mots. À mesure qu’il avance en âge, le misérable se voit traqué, forcé dans son mensonge, de jour en jour moins capable de tromper en hors-d’œuvre et bagatelles sa voracité grandissante. Impuissant à se surmonter, conscient du dégoût qu’il inspire, ne trouvant qu’à force de ruse et d’industrie de rares occasions de se satisfaire, il se jette en glouton sur ce qui passe à portée de ses gencives et, l’écuelle vide, pleure de honte. L’idée d’un obstacle à vaincre, et du retardement qu’impose la comédie de la séduction, même écourtée, la crainte du fléchissement physique toujours possible, le caprice de ses fringales, le découragent par avance des rendez-vous hasardeux. Aux gouvernantes qu’il entretenait jadis avec un certain décor succèdent aujourd’hui des gothons et des servantes, qui sont ses tyrans domestiques. Il excuse de son mieux leur langue familière, affecte une bonhomie navrante, détourne l’attention d’un rire qui sonne faux, tandis qu’il suit du regard, à la dérobée, le cotillon court sur lequel, tout à l’heure, il ira rouler sa tête blanche.
Mais hélas! cette morne débauche l’épuise sans le rassasier; il n’imagine rien de plus bas, il touche le fond de son grotesque enfer. Au désir, jamais plus âcre et plus pressant, succède un trop court plaisir, furtif, instable. L’heure est venue où le besoin survit à l’appétit, dernière énigme du sphinx charnel… C’est alors qu’entre ce vieux corps inerte et la volupté vainement pressée la mort se leva, comme un troisième camarade.
Celle qu’il avait tant de fois caressée dans ses livres, et dont il croyait avoir épuisé la douceur, la mort, – d’ailleurs partout visible à travers sa froide ironie, comme un visage sous une eau claire et profonde, – cent fois rêvée, savourée, il ne la reconnut pas. Il la voyait désormais de trop près, bouche à bouche. Il avait choisi l’image d’une lente vieillesse, à la pente douce et fleurie, et qui s’endort contente, au dernier pas. Mais il n’attendait point cette surprise en plein jour, cette effraction… Hé quoi? déjà?
Il s’efforce d’en chasser la pensée, de la déguiser au moins; il dépense à ce jeu misérable des ressources infinies. À peine ose-t-il confier aux plus intimes quelque chose de son angoisse, et ils ne l’entendent qu’à demi; nul ne veut voir, dans les yeux du grand homme, le regard tragique où s’exprime une terreur d’enfant. «Au secours!» dit le regard. Et l’auditoire s’écrie: «Quel merveilleux causeur!»
M. Gambillet s’avança vers le célèbre auteur du Cierge pascal , et se présenta lui-même, non sans esprit, car il ne manque tout à fait ni de malice ni d’à-propos. Puis, se tournant vers son compagnon, et lui donnant la parole:
– M. le curé de Luzarnes, fit-il, est plus qualifié que moi pour vous souhaiter la bienvenue dans ce miraculeux pays de Lumbres, à deux pas de la petite église que vous êtes venu visiter.
Antoine Saint-Marin pencha vers l’abbé Sabiroux sa longue face blême, le considérant de haut en bas, avec ennui.
– Cher et illustre maître, dit alors celui-ci d’un ton mesuré, je ne m’attendais pas à vous voir jamais d’aussi près. Le ministère que j’exerce au fond de ces campagnes nous condamne tous à l’isolement jusqu’à la mort, et c’est un grand malheur que le clergé de France soit ainsi tenu à l’écart de l’élite intellectuelle du pays. Qu’il soit au moins permis à l’un de ses plus humbles représentants… Saint-Marin secoua de haut en bas cette fine main blanche qu’immortalise le tableau de Clodius Nyvelin.
– L’élite intellectuelle du pays, monsieur l’abbé, est une société bien bruyante et bien désagréable que je vous conseillerais plutôt de tenir éloignée de vos presbytères. Et pour l’isolement, ajouta-t-il avec un petit rire, puissé-je y avoir été jadis condamné comme vous!
L’ancien professeur de chimie, un moment déconcerté, choisit de sourire aussi. Mais le jeune docteur de Chavranches, déjà familier:
– Allons, allons! l’abbé, vous voilà comme un bourgmestre à l’entrée du roi dans sa bonne ville. L’illustre maître n’a pas fait cent lieues pour s’entendre louer. Dois-je l’avouer, monsieur, continua-t-il en s’inclinant vers Saint-Marin, je suis prêt moi-même à commettre envers vous une faute plus grave.
– Ne vous gênez pas, répondit le romancier d’une voix douce.
– Permettez-moi seulement de vous demander pour quel motif…
– N’ajoutez plus un mot, si vous tenez à mon estime! s’écria l’auteur du Cierge pascal . Je devine que vous désirez connaître la raison qui m’a déterminé à entreprendre ce petit voyage? Or, grâce à Dieu, je n’en sais pas là-dessus plus long que vous. Le travail de composition, jeune homme, est le plus ennuyeux et le plus ingrat de tous; c’est bien assez de composer mes livres, je ne compose pas ma vie. Cette page-ci est une page blanche.
– J’espère que vous l’écrirez, cependant, soupira le curé de Luzarnes, et j’ose dire que vous nous la devez.
Le regard toujours un peu vague de l’illustre maître tomba de haut sur son benoît quémandeur, et l’effleura sans se poser. Puis il demanda, les yeux mi-clos:
– Ainsi nous attendons tous les trois le bon plaisir d’un saint?
– Les clefs du sanctuaire d’abord, remarqua l’enfant terrible de Chavranches, a le bon plaisir du sacristain Ladislas.
– Comment cela? fit Saint-Marin, sans daigner voir le geste du curé de Luzarnes demandant la parole.
Mais Gambillet, plus prompt, fit à sa manière le récit des événements de la journée, vingt fois repris par son sourcilleux compagnon, qu’un léger mouvement d’impatience de l’illustre maître rejetait chaque fois au néant. Lorsqu’il eut tout entendu:
– Ma foi, monsieur, dit le romancier, je n’espérais pas tant d’une journée mal commencée. Ô la rafraîchissante surprise d’un peu de surnaturel et de miraculeux!
– Surnaturel et miraculeux? protesta d’une voix grave le curé de Luzarnes.
– Pourquoi pas? demanda brusquement Saint-Marin, se retournant tout d’une pièce vers son inoffensif ennemi.
(Si bas que le grand homme soit tombé, la bêtise toute nue lui fait honte. Mais il redoute par-dessus tout de rencontrer son image dans la sottise ou la lâcheté d’autrui, comme dans un tragique miroir.)
– Pourquoi pas? répéta-t-il, plutôt sifflant qu’épelant chaque mot entre ses longues dents jointes. Nous espérons tous un miracle, monsieur, et le triste univers l’appelle avec nous. Aujourd’hui, ou dans un millier de siècles, que m’importe, si quelque événement libérateur doit faire brèche un jour dans le mécanisme universel? J’aime autant l’attendre pour demain et m’endormir content. De quel droit la brute polytechnique viendrait-elle m’éveiller de mon rêve? Surnaturel et miraculeux sont des adjectifs pleins de sens, monsieur, et qu’un honnête homme ne prononce qu’avec envie…
De son aveu, jamais le curé de Luzarnes ne se sentit plus injustement mortifié.
– M. Saint-Marin, confia-t-il à son ami Gambiller, m’a paru plus poète que philosophe et capable d’interpréter à sa guise les paroles d’autrui. Mais quelle raison de se mettre en colère?
L’auteur du Cierge pascal lui-même eût été bien embarrassé de répondre. Car il hait d’instinct ce qui lui ressemble et goûte, sans l’avouer, l’amère ivresse de se mépriser chez les autres. Mieux que personne, il sait par quelle nuance légère et fragile l’homme qui ne fait profession que d’esprit se distingue du sot, et dans certains niais bien disants le vieux cynique flaire avec rage un petit de la même portée.