Les yeux d’azur du professeur soutiennent son regard avec une curiosité candide, une bienveillance infinie, éternelle. Ah! qu’on le brise enfin, cet émail bleu! Et le vieil athlète, en face du gros enfant épanoui, rougit et pâlit tour à tour. Son cœur bat à grands coups réguliers dans sa poitrine où la puissante volonté, jamais tout à fait assujettie, se roidit déjà, brise son frein. Il pousse Sabiroux contre le mur, il lui crie dans l’oreille, et d’un inoubliable accent:
– Nous sommes vaincus, vous dis-je! Vaincus! Vaincus!
Une minute, une longue minute, il écoute son propre blasphème, comme la dernière pelletée de terre sur une tombe. Celui qui renia trois fois son maître, un seul regard a pu l’absoudre, mais quelle espérance a celui-là qui s’est renié lui-même?
– Mon ami! Mon ami! s’écrie le curé de Luzarnes.
Mais le saint de Lumbres lui repousse doucement les mains:
– Laissez-moi, dit-il, laissez-moi… ne m’écoutez plus.
– Vous laisser! reprend l’autre d’une voix éclatante, vous laisser! Je n’ai jamais rien vu qui vous ressemblât. Pardonnez-moi plutôt d’avoir douté de vous. Je suis prêt à vous servir de témoin dans l’épreuve que vous avez méditée… Rien n’est impossible ni incroyable d’un homme tel que vous… Allez! Allez! Je vous suis; c’est Dieu qui vous inspirait tout à l’heure. Allons! retournons ensemble à la maison. Allez rendre à sa mère le petit mort.
Le curé de Lumbres le regarde avec stupeur, passe sa main sur son front, cherche à comprendre… Même pour un moraliste, le tragique, l’étonnant oubli!… Hé quoi! Il ne se souvient plus?…
– Voyons, mon ami, mon vénérable ami, répète-t-il, est-ce à moi de vous rappeler ce que tout à l’heure, à cette place?…
Il s’est souvenu. Le dernier appel de la miséricorde, la promesse éblouissante qui l’eût sauvé, et qu’il n’a entendue qu’avec méfiance, au lieu d’obéir comme l’enfant dont les petites mains font de grandes choses qu’il ignore, est-il possible? Il faut qu’un autre la rappelle. L’idée fixe à laquelle depuis deux jours et deux nuits, le misérable enchaînait sa pensée – ô rage! – peut-être au moment de la délivrance, et par quelle main! s’est emparée de lui tout entier. À la minute décisive, à la minute unique de son extraordinaire vie – dérision souveraine, absolue – il n’était plus qu’un pauvre animal humain, puissant seulement pour souffrir et crier.
Ah! le naufragé qui, dans la brume du matin, ne retrouve plus la voile vermeille; l’artiste qui, sa veine épuisée, meurt vivant; la mère qui voit dans les yeux de son fils à l’agonie le regard glisser hors de sa présence, n’élèvent pas au ciel un cri plus dur.
Sous un tel coup cependant, l’héroïque vieillard n’a pas plié les genoux. Il ne prie plus. Il mesure froidement la profondeur de sa chute; il repasse une dernière fois la tactique supérieure de l’ennemi qui l’a vaincu. a J’ai haï le péché, se dit-il, puis la vie même, et ce que je sentais d’ineffable, dans les délices de l’oraison, c’était peut-être ce désespoir qui me fondait dans le cœur.»
Une à une, les images épuisent sur nous leur dessin, puis, en plein désordre de la conscience, la raison vient qui nous achève. Autant que l’instinct même, la haute faculté dont nous sommes fiers a sa panique. Le curé de Lumbres l’éprouve:
il consomme la pensée qui le tue. «Quoi donc! au moment même où je me croyais… quoi! jusque dans l’ivresse de l’amour divin!…»
– Dieu s’est-il joué de moi? s’écrie-t-il.
Dans la dissipation d’un rêve qui nous parut toujours la réalité même, et auquel notre destin s’était lié, lorsque le désastre est complet – atteint sen point de perfection, – quelle autre force nous sollicite encore, sinon l’âpre désir de provoquer le malheur, de le hâter, de le connaître, enfin?
– Allons, dit le curé de Lumbres.
Il traverse à grands pas le jardin, qu’un nuage assombrit. Il reparaît sur le seuil.
– Le voilà! s’écrie celle qui l’attendait, le cœur battant.
Elle s’avance vers lui, s’arrête, frappée jusque dans son espérance à la vue de ce visage altéré, où elle ne lit qu’une volonté farouche, visage de héros, non de saint. Mais lui, sans baisser sur elle son regard, va droit vers la porte fermée, derrière la grande table de chêne, et, la main sur la poignée, d’un signe, arrête sur place son confrère intimidé. La porte s’ouvre sur la chambre obscure et muette, dont les persiennes sont closes. Une seconde, la bougie vacille au fond. Il entre et s’enferme avec le mort.
La pièce, aux murs blanchis à la chaux, est étroite et profonde; c’est l’arrière-cuisine, où le docteur a voulu qu’on transportât le malade parce qu’elle est plus vaste, percée de deux fenêtres au levant, face au jardin, aux bois de Sennecourt, aux coteaux de Beauregard, pleins de haies fleuries. Sur le carrelage rouge, on a jeté un mauvais tapis. L’unique cierge éclaire à peine les murs nus. Et ce qui pénètre de jour – on ne sait comment, – par des fissures invisibles, s’amasse et flotte autour des draps blancs, sans plis, roides et qui retombent bien également, jusqu’à terre, de chaque côté du petit garçon, à présent merveilleusement sage et tranquille. Une mouche, affairée, bourdonne.
Le curé de Lumbres se tient debout, au pied du lit, et regarde, sans prier, le crucifix sur la toile nette. Il n’espère pas qu’il entendra de nouveau l’ordre mystérieux. Mais la promesse a été faite, l’ordre entendu; cela suffit. Voici le serviteur infidèle, là même où l’attendit en vain son maître, et qui écoute, impassible, le jugement qu’il a mérité.
Il écoute. Au-dehors, derrière les persiennes closes, le jardin flambe et siffle sous le soleil, comme un fagot de bois vert dans le feu. Au-dedans, l’air est lourd du parfum des lilas, de la cire chaude, et d’une autre odeur solennelle. Le silence, qui n’est plus celui de la terre, que les bruits extérieurs traversent sans le rompre, monte autour d’eux, de la terre profonde. Il monte, comme une invisible buée, et déjà se défont et se délient les formes vivantes, vues au travers; déjà les sons s’y détendent, déjà s’y recherchent et s’y rejoignent mille choses inconnues. Pareilles au glissement l’un sur l’autre de deux fluides d’inégale densité, deux réalités se superposent, sans se confondre, dans un équilibre mystérieux.
À ce moment, le regard du saint de Lumbres rencontra celui du mort, et s’y fixa.
Le regard d’un seul de ces yeux morts, l’autre clos. Abaissés trop tôt, sans doute, et par une main tremblante, la rétraction du muscle a soulevé un peu la paupière, et l’on voit sous les cils tendus la prunelle bleue, déjà flétrie, mais étrangement foncée, presque noire. Du visage blême au creux de l’oreiller, on ne voit qu’elle, au milieu d’un cerne élargi comme d’un trou d’ombre. Le petit corps, dans son linceul jonché de lilas, a déjà cette raideur et ces angles du cadavre autour duquel notre air, si amoureux des formes vivantes, paraît solidifié comme un bloc de glace. Le lit de fer, avec son froid petit fardeau, ressemble à un merveilleux navire, qui a jeté l’ancre pour toujours. Il n’y a plus que ce regard en arrière – un long regard d’exilé – aussi net qu’un signe de la main.
Certes, le curé de Lumbres ne le craint pas, ce regard; mais il l’interroge. Il essaie de l’entendre. Tout à l’heure, dans une espèce de défi, il a passé le seuil de la porte, prêt à jouer entre ces quatre murs blancs une partie désespérée. Il a marché vers le mort sans attendrissement, sans pitié, comme sur un obstacle à franchir, une chose à ébranler, trop pesante… Et voici que le mort l’a devancé: c’est lui qui l’attend , pareil à un adversaire résolu, sur ses gardes.
Il fixe cet œil entrouvert avec une attention curieuse, où la pitié s’efface à mesure, puis avec une espèce d’impatience cruelle. Certes, il a contemplé la mort aussi souvent que le plus vieux soldat; un tel spectacle est familier. Faire un pas, étendre la main, clore des doigts la paupière, recouvrir la prunelle qui le guette, que rien ne défend plus, quoi de plus simple? Nulle terreur ne le retient aujourd’hui, nul dégoût. Plutôt le désir, l’attente inavouée d’une chose impossible, qui va s’accomplir en dehors de lui, sans lui. Sa pensée hésite, recule, avance de nouveau. Il tente ce mort, comme tout à l’heure sans le savoir il tentera Dieu.
Encore un coup, il essaie de prier, remue les lèvres, décontracte sa gorge serrée. Non! encore une minute, une petite minute encore… La crainte folle, insensée, qu’une parole imprudente écarte à jamais une présence invisible, devinée, désirée, redoutée, le cloue sur place, muet. La main, qui ébauchait en l’air le signe de la croix, retombe. La large manche, au passage, fait vaciller la flamme du cierge, et la souffle. Trop tard! Il a vu, deux fois, les yeux s’ouvrir et se fermer pour un appel silencieux. Il étouffe un cri. La chambre obscure est déjà plus paisible qu’avant. La lumière du dehors glisse à travers les volets, flotte alentour, dessine chaque objet sur un fond de cendre, et le lit au milieu d’un halo bleuâtre. Dans la cuisine, l’horloge sonne dix coups… Le rire d’une fille monte dans le clair matin, vibre longtemps… «Allons! Allons!…» dit le saint de Lumbres, d’une voix mal assurée.
Il se fouille avec un empressement comique, cherche le briquet d’amadou, cadeau de M. le comte de Salpène (mais qu’il oublie toujours sur sa table), découvre une allumette, la rate, répète: «Allons… allons», les dents serrées. En vidant ses poches, il a déposé à terre son couteau à manche de corne, des lettres, son mouchoir de coton d’un si beau rouge! et il tâte en vain le carreau, çà et là, sans les retrouver. Le lit tout proche fait une ombre plus dense. Mais en haut, par contraste, la buée lumineuse, autour des volets clos, s’élargit, s’étale. Déjà le visage du mort apparaît… par degrés… remonte… lentement… jusqu’à la surface des ténèbres. Le bonhomme se penche à le toucher, regarde… Les deux yeux, à présent grands ouverts, le regardent aussi.