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Jusqu’à cette minute solennelle, sa vie a-t-elle eu un sens? Il l’ignore. Il ne voit derrière lui qu’un paysage aride, et ces foules, qu’il a traversées, en les bénissant. Mais quoi! Le troupeau trotte encore sur ses talons, le poursuit, le presse, ne lui laisse aucun repos, insatiable, avec cette grande rumeur anxieuse, et ce piétinement de bêtes blessées… Non! Il ne tournera pas la tête, il ne veut pas. Ils font poussé jusque-là, jusqu’au bord, et au-delà… ô miracle! il y a le silence, le vrai silence, l’incomparable silence, son repos.

– Mourir, dit-il à voix basse, mourir… Il épelle le mot, pour s’en pénétrer, pour le digérer dans son cœur… C’est vrai qu’il le sent maintenant au fond de lui, dans ses veines, ce mot, poison subtil… Il insiste, il redouble, avec une fièvre grandissante; il voudrait le vider d’un coup, hâter sa fin. Dans son impatience, il y a ce besoin du pécheur d’enfoncer dans son crime, toujours plus avant, pour s’y cacher à son juge; il est â cette minute où Satan pèse de tout son poids, où s’appliquent au même point, d’une seule pesée, toutes les puissances d’en bas.

Et c’est en haut qu’il lève pourtant son regard, vers le carré de ciel grisâtre, où la nuit se dissipe en fumées. Jamais il n’a prié avec cette volonté dure, d’un tel accent. Jamais sa voix ne parut plus forte entre ses lèvres, murmure au-dehors, mais qui au-dedans retentit, pareille à un grondement prisonnier dans un bloc d’airain… Jamais l’humble thaumaturge, dont on raconte tant de choses, ne se sentit plus près du miracle, face à face. Il semble que sa volonté se détend pour la première fois, irrésistible, et qu’une seule parole, articulée dans le silence, va le détruire à jamais… Oui, rien ne le sépare du repos qu’un dernier mouvement de sa volonté souveraine… Il n’ose plus regarder l’église ni, dans la brume de l’aube, les maisons de son petit troupeau; une honte le retient, qu’il a hâte de dissiper par un acte irréparable… À quoi bon s’embarrasser d’autres soins superflus? Il baisse les yeux vers la terre, son refuge.

II.

C’est alors que par deux fois la porte basse, qui donne sur la route de Chavranches, claqua. Dans la courette, le poulailler tout entier battit des ailes. Le chien Jacquot secoua sa chaîne, et tous ces bruits ne firent qu’une seule note claire, dans le clair matin.

Les socques de la vieille Marthe claquaient déjà sur les marches – clic, clac, – et plus sourds, dans l’herbe humide – floc, floc. Puis la serrure grinça.

À ce moment le saint de Lumbres s’éveilla. Il n’y a de silence absolu que de l’autre côté de la vie; par la plus mince fissure, le réel glisse et rejaillit, reprend son niveau. Un signe nous rappelle, un mot tout bas murmuré ressuscite un monde aboli, et tel parfum jadis respiré est plus tenace que la mort… Les yeux du bonhomme se tournèrent d’instinct vers le pauvre oignon d’argent, souvenir du grand séminaire, attaché au mur: «À cette heure du matin, se dit-il, assurément c’est un malade.» Un malade, un de ses enfants! De son regard si bref et si aigu, il revit le village épars et les fumées dans les arbres. Toute la petite paroisse, et tant d’âmes à travers le monde, dont il était la force et la joie, l’appellent, le nomment… Il écoute; il a déjà répondu; il est prêt.

Qu’est-ce qui l’attend, au bas de l’escalier – son perchoir – comme il aime à dire? Quelles paroles? Quel visage? Et, tout à l’heure encore, quel nouveau combat? Car il emporte en lui cette chose qu’il ne peut nommer, accroupie dans son cœur, si large et pesante, son angoisse, Satan. Il n’a pas recouvré la paix, il le sait. Avec lui respire un autre être. Parce que la tentation est comme la naissance d’un autre homme dans l’homme, et son affreux élargissement. Il traîne au-dedans ce fardeau: il n’ose le jeter, où le jetterait-il? Dans un autre cœur.

Mais le saint est toujours seul, au pied de la croix. Nul autre ami.

– Monsieur le curé, s’écrie la vieille Marthe, monsieur le curé!

Il a descendu les marches sans y penser, et il poursuit son rêve à travers la cuisine, vers le jardin, les yeux mi-clos… La bonne femme le tire par la manche.

– Dans la salle, monsieur le curé, dans la salle…

Et elle hausse un peu les épaules, avec un sourire de pitié.

Cette salle est une belle pièce, une très belle pièce, bien cirée. On y voit sis chaises de paille, deux bécassines empaillées sur la cheminée de marbre gris, à côté d’un gros coquillage, et une monumentale statue de Notre-Dame de Lourdes, en plâtre blanc, d’un terrible blanc bleuté (sœur Saint-Mémorin l’a rapportée de Conflans-sur-Somme, aux dernières vacances de Pâques). Il y a aussi une Mise au tombeau, dans un cadre de chêne, toute piquée de moisissure. Et encore, sur le papier aux ramages pâlis (un vrai papier d’auberge), près de l’unique fenêtre, une grande croix de bois noir sans Christ, toute nue.

(Et c’est elle que M. le curé a vue premièrement, et il a aussitôt détourné les yeux…)

– Monsieur le curé, dit Marthe, voilà not’ Maître du Plouy, rapport â son garçon malade…

Le Maître du Plouy s’est levé, a toussé un bon coup, et craché dans les cendres. Devant lui, la tasse à café, vide, fume encore.

– Lequel? demande étourdiment le vieux prêtre.

… Et il s’arrête aussitôt, rougit sous le regard de Marthe, et balbutie… Chacun sait, mon Dieu! que le Maître du Plouy n’a qu’un garçon! Mais le voyageur ne s’étonne pas, et rectifie paisiblement:

– C’est Tiennot, not’ gars. Ça l’a pris, retour des vêpres, comme on dirait une indigestion. Et puis des maux de tête à crier grâce. Alors, au petit matin, voilà qu’il dit à sa mère: «Mé, je peux plus remuer.» C’était vrai. Ni bras ni jambes, rien. Une paralysie. Et des yeux tout retournés. M. Gambillet me dit: «Mon pauvre Arsène! c’est la fin.» Une méningite, qu’il a dit. Alors la mère a entendu; vous savez ce que c’est? On ne peut pas lui faire entendre raison. «Va-t’en chercher le curé de Lumbres», qu’elle criait… Alors j’ai attelé le cheval, et me voici.

Il regarde le saint de Lumbres d’un bon regard où luit tout de même, à travers les larmes, un peu d’ironie. D’homme à homme, on sait ce que c’est qu’une idée de femme. (Et puis ce saint dont on raconte tant d’histoires, et qui ne connaît pas encore le petit gars du Plouy, ce saint auquel on en remontre!)

– Mon ami… mon bon ami… bredouille l’abbé, je veux bien… c’est-à-dire… je voudrais… je crains vraiment… Voyons, Voyons! Luzarnes n’est pas ma paroisse, et M. le curé de Luzarnes… Je suis très touché du souvenir de Mme Havret – pauvre femme! – mais je dois… je devrais…

Il craint surtout d’humilier un confrère susceptible. Et puis il est si bas, aujourd’hui, vraiment!

Mais le Maître du Plouy n’a qu’une parole. Il a déjà roulé son cache-nez, fermé son manteau de drap. Et Marthe met entre les mains de son maître, avec autorité, un vieux chapeau verdi… Il faut partir… Il est parti.

III.

M. le curé de Luzarnes est un homme simple. Il vit de peu; d’un petit nombre de sentiments simples, que sa prudence n’exprime pas. Il est jeune encore, passé cinquante ans, et il le sera toujours; il n’a pas d’âge. Sa conscience est nette comme le feuillet d’un grand livre, sans ratures et sans pâtés. Son passé n’est pas vide; il y retrouve quelques joies, il les compte, il s’étonne qu’elles soient si bien mortes, en si bel ordre, à leur place, alignées comme des chiffres. Étaient-elles des joies vraiment? Ont-elles jamais respiré? Ont-elles jamais battu?…

C’est un bon prêtre, assidu, ponctuel, qui n’aime pas qu’on trouble sa vie, fidèle à sa classe, à son temps, aux idées de son temps, prenant ceci, laissant cela, tirant de toutes choses un petit profit, né fonctionnaire et moraliste, et qui prédit l’extinction du paupérisme – comme ils disent – par la disparition de l’alcool et des maladies vénériennes, bref l’avènement d’une jeunesse saine et sportive, en maillots de laine, à la conquête du royaume de Dieu.

– Notre saint de Lumbres, dit-il parfois avec un fin sourire. Mais, dans le feu de la discussion, il dit aussi: «Votre Saint!» d’une autre voix. Car, s’il reproche volontiers au gouvernement diocésain son formalisme et son scrupule, il n’en déplore pas moins le désordre causé dans une juridiction paisible par un de ces hommes miraculeux qui bouleversent tous les calculs. «Monseigneur ne montrera jamais, en telle matière, trop de prudence et de discernement», conclut-il, prudent comme un chanoine, et déjà hérissé de textes… Seigneur! Un saint ne va pas sans beaucoup de dégâts, mais on doit faire la part du feu.

Chaque tour de roue rapproche le curé de Lumbres de ce censeur impitoyable. Au travers du brouillard, il voit déjà ses yeux gris, si vifs, narquois, jamais en repos, où danse une petite flamme, toute grêle. À six kilomètres de sa pauvre paroisse, au chevet d’un enfant riche à l’agonie, amené là comme un thaumaturge, quelle ridicule affaire! Quel scandale! Il reçoit par avance, en pleine poitrine, la phrase de bienvenue, pleine de malice… Que lui veut-on! Espèrent-ils un miracle de cette vieille main fripée qui tremble à chaque cahot, sur le drap de sa soutane, gris d’usure?…

Il regarde cette main paysanne, jamais nette, avec un effroi d’écolier. Ah! qu’est-il, au milieu d’eux tous, qu’un paysan pauvre et têtu, fidèle au labeur quotidien pas à pas dans le grand champ vide? Chaque jour lui présente une nouvelle tâche, comme un coin de terre à retourner, où enfoncer ses gros souliers. Il va, il va, sans tourner la tête, jetant à droite et à gauche une parole sans art, et bénissant du signe de la croix, infatigable. (Ainsi, dans le brouillard d’automne, les ancêtres jetaient l’orge et le blé.) Pourquoi viennent-ils de si loin, hommes et femmes, qui ne savent que son nom, et des récits légendaires? À lui, plutôt qu’à d’autres, si bien parlants, curés de villes ou de gros villages, et qui connaissent leur monde? Bien des fois, à la chute du jour, oppressé de fatigue, il a retourné cette idée dans sa tête, jusqu’à l’obsession. Et puis, fermant les yeux, il finissait par s’endormir dans la pensée des incompréhensibles dons de Dieu, et de l’étrangeté de ses voies… Mais aujourd’hui! D’où vient que le sentiment de son impuissance à faire le bien l’humilie sans lui rendre la paix? Est-elle donc si rude à ses lèvres, la parole du renoncement fidèle? Ô l’étrange détour du cœur! Tantôt il rêvait d’échapper aux hommes, au monde, à l’universel péché; le souvenir de son grand effort inutile, de la majesté de sa vie, de son extraordinaire solitude allait jeter sur sa mort une dernière joie, pleine d’amertume – et voilà qu’il doute à présent de cet effort même, et que Satan le tire plus bas… L’homme de sacrifice, lui? La victime désignée, marquée?… Non pas! Mais un maniaque ignorant exalté par le jeûne et l’oraison, un saint villageois, fait pour l’émerveillement des oisifs et des blasés… «C’est ainsi, c’est ainsi!…» murmurait-il entre ses lèvres, à chaque cahot, les yeux vagues… Cependant la haie filait à droite et à gauche; la carriole courait comme un rêve, mais la terrible angoisse courait devant, et l’attendait à chaque borne.

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