À gauche de l’abbé Donissan, s’amorce aussi un chemin de terre, à la pente rapide, qui mène aux communs du château de Cadignan. Il s’enfonce tout de suite, à travers de maigres broussailles, et ressemble ainsi plutôt à un ravin, ou un trou d’eau. C’est une tache d’ombre dans l’ombre. Le vicaire de Campagne y plonge involontairement son regard. Le vent fait entre les ronces un bruit de soie fripée avec des silences soudains. De la terre détrempée, parfois une pierre s’échappe et roule. Et subitement, dans ce murmure… un bruit, reconnaissable entre tous les autres, dans ce solitaire matin, le frémissement d’un corps vivant, qui se met debout, s’approche…
– Hé là! dit une voix de femme, très jeune, mais assourdie, un peu tremblante. Allez! je vous entends déjà depuis un moment. Êtes-vous donc revenu, enfin?
– Qui êtes-vous donc vous-même? demanda doucement l’abbé Donissan.
Debout, au bord du talus, sa haute silhouette à peine visible sur le fond plus pâle et mouvant du ciel, il suivait d’un regard triste et comme intérieur la petite ombre au-dessous de lui, entre les murailles d’argile. De cette ombre mystérieuse, à quelques pas, et se rapprochant sans cesse, il ne connaissait rien, bien qu’il sût déjà d’une certitude calme, absolue, pleine de silence, que cela qui montait et clapotait doucement dans la boue était le dernier et suprême acteur de cette inoubliable nuit…
– Ah! ce n’est donc que vous! dit Mlle Malorthy, avec une espèce de grimace douloureuse.
Pour le voir, elle s’était dressée sur la pointe des pieds, à la hauteur de son épaule… Le petit visage crispé ne reflétait qu’une affreuse déception. En un éclair, la colère, le défi, un désespoir cynique s’y tracèrent tour à tour et avec une telle netteté, un tel approfondissement des traits, que cette figure d’enfant n’avait plus d’âge. C’est alors que ses yeux rencontrèrent le regard étrange fixé sur elle. Ils le soutinrent à peine. Et ils gardaient encore leur flamme, que l’arc détendu de la bouche n’exprimait plus qu’une anxiété pleine de rage.
Car ce regard ne s’était pas détourné un instant. Toujours prudente, même dans l’égarement de la folie, elle en épiait l’expression, avec sa méfiance ordinaire. Jusqu’alors le jeune prêtre qui, selon l’expression du docteur Gallet, «tournait les têtes faibles de Campagne», avait été son moindre souci. À le rencontrer en tel lieu, à telle heure, sa surprise était grande. Pour d’autres raisons , sa déception n’était pas moindre. Mais un moment plus tôt elle n’eût pas douté de l’effrayer, au moins de provoquer sa colère. Et maintenant, elle lisait dans son regard une immense pitié.
Non pas cette pitié qui n’est que le déguisement du mépris, mais une pitié douloureuse, ardente, bien que calme et attentive. Rien ne trahissait l’effroi, ni même la surprise, ou le moindre étonnement dans le visage incliné vers elle, un peu penché sur l’épaule, car elle ne pouvait épier que le visage. Le regard se dérobait à demi sous les paupières et, lorsqu’elle voulut le rencontrer, elle s’aperçut qu’il s’était abaissé peu à peu sur sa poitrine, comme si l’homme de Dieu, dédaignant les vaines lueurs de la prunelle humaine, eût regardé battre les cœurs.
Elle ne se trompait qu’à demi. De nouveau il avait entendu l’appel doux et fort. Puis, comme le rayonnement d’une lueur secrète, comme l’écoulement à travers lui d’une course inépuisable de clarté, une sensation inconnue, infiniment subtile et pure, sans aucun mélange, atteignait peu à peu jusqu’au principe de la vie, le transformait dans sa chair même. Ainsi qu’un homme mourant de soif s’ouvre tout entier à la fraîcheur aiguë de l’eau, il ne savait si ce qui l’avait comme transpercé de part en part était plaisir ou douleur:
Connaissait-il en cet instant le prix du don qui lui était fait, ou ce don même? Celui qui, toute sa vie, à travers tant de débats tragiques où sa volonté parfois parut fléchir garda ce pouvoir d’une lucidité souveraine, n’en eut sans doute jamais la claire conscience. C’est que rien ne ressemblait moins à la lente investigation de l’expérience humaine, quand elle va du fait observé au fait observé, hésitant sans cesse, et presque toujours arrêtée en chemin, lorsqu’elle n’est pas dupe de sa propre sagacité. La vision intérieure de l’abbé Donissan, précédant toute hypothèse, s’imposait par elle-même; mais, si cette soudaine évidence eût accablé l’esprit, l’intelligence déjà conquise ne retrouvait que lentement, et par un détour, la raison de sa certitude. Ainsi l’homme qui s’éveille devant un paysage inconnu, tout à coup découvert, à la lumière de midi, alors que son regard s’est déjà emparé de tout l’horizon, ne remonte que par degrés de la profondeur de son rêve.
– Que me voulez-vous? dit brutalement Mlle Malorthy: est-ce l’heure d’arrêter les gens?
Elle riait d’un rire méchant, mais ce rire était menteur, et il le savait bien. Ou, plutôt, peut-être ne l’entendait-il même pas. Car plus haut qu’aucune voix humaine criait vers lui la douleur sans espérance, dont elle était consumée.
– Je venais par la route de Sennecourt, poursuivit-elle avec volubilité, mais j’ai fait un détour vers Corzargues. Cela vous étonne, c’est très naturel: je ne puis dormir la nuit… Je n’ai pas d’autre raison… Mais vous, reprit-elle, avec une soudaine colère, un saint homme du bon Dieu, ça ne va pas s’embusquer au coin des haies pour surprendre les filles… À moins que…
Elle cherchait sur le visage paisible la moindre trace d’irritation ou d’embarras qui pût déchaîner de nouveau son rire, mais ce rire s’éteignit dans sa gorge, car elle n’y vit rien, absolument rien qui lui permît de croire d’avoir été seulement entendue. En sorte que, reprenant la parole, son regard démentait déjà sa voix, qui – elle encore – raillait:
– Je vois que la plaisanterie ne vous va pas, dit-elle. Que voulez-vous? j’aime rire… Est-ce défendu? J’ai déjà tant ri!
Elle soupira, puis reprit, d’un autre accent:
– C’est bon. Nous n’avons plus grand-chose à nous dire, j’espère?
Pour descendre un creux du chemin, elle passa devant lui et, glissant sur la pente, rattrapa son équilibre en posant ses cinq petites griffes sur la manche noire. Pourquoi s’arrêta-t-elle de nouveau? Quel doute la retint un moment encore immobile? Et surtout pourquoi prononça-t-elle d’autres paroles, qu’en elle-même, au même instant, elle désavouait?
– Hein? vous pensez: elle vient de quitter son amant; elle rentre avant l’aube?… Vous ne vous trompez pas tout à fait.
Ses yeux, à la dérobée, firent le tour de l’horizon. À leur droite, les grands pins de Norvège, au feuillage noir, faisaient une masse sombre et grondante, sur le ciel oriental, déjà pâli. Ce n’était pas la première fois qu’elle entendait leur âpre voix.
L’abbé Donissan posa doucement la main sur son épaule, et dit simplement:
– Voulez-vous que nous fassions ensemble un peu de chemin?
Il descendit le talus et prit, sans hésiter, la direction du hameau de Tiers, tournant le dos au château de Cadignan et au village même. Le chemin se rétrécissant peu à peu, il leur était impossible de marcher de front.
Jamais le petit cœur de Mouchette ne sauta plus fort dans sa poitrine qu’à ‘:’instant où, sans force encore pour résister ou même ruser, elle entendit derrière elle piétiner les gros souliers ferrés. Ils firent ainsi quelques pas, en silence. À chacune de ses larges enjambées, le vicaire de Campagne, marchant littéralement sur ses talons, la forçait à se hâter. Au bout d’un instant cette contrainte parut si insupportable à Mouchette que l’espèce de crainte qui la paralysait tomba. Sautant légèrement sur le talus, elle lui fit signe de passer.
– Vous n’avez rien à craindre, dit l’abbé Donissan, et je ne vous contraindrai pas. Aucune curiosité ne me pousse. Je suis seulement heureux de vous avoir rencontrée aujourd’hui, après tant de jours perdus. Mais il n’est pas trop tard.
– Il est même un peu trop tôt, répondit Mlle Malorthy, en affectant de contenir un rire aigu.
– Je ne vous ai pas cherchée, reprit le vicaire de Campagne: je vous demande pardon. Pour vous rencontrer j’ai fait un long détour, un très long détour, un détour bien singulier. Pourquoi me refuseriez-vous ce que je vous demande: un moment d’entretien, qui sera sans doute plein de consolations pour moi et pour vous?
Elle haussa les épaules, et ne fit aucun geste pour le suivre. Toutefois elle hésitait à prendre parti, retenue là par une inquiétude dont elle ne savait pas encore qu’elle était une espérance secrète.
Elle avait quitté la veille ses cousins de Remangey. La voiture l’avait conduite jusqu’à Faulx, où elle avait demandé qu’on la laissât, vers sept heures du soir. Elle devait dîner chez son amie, Suzanne Rabourdin, à l’estaminet de la «Jeune France», et ferait à pied, disait-elle, après souper, les quatre ou cinq kilomètres qui la séparaient de Campagne. Depuis sa dernière maladie, bien que son accouchement eût été tenu secret, quelques-uns de ses parents n’ignoraient pas qu’elle avait gravement souffert d’une «maladie noire». La «maladie noire» est, pour ces bonnes gens, inguérissable, et ceux qui en sont atteints se trouvent décidément classés dans la catégorie des pauvres diables qui, selon l’amer et touchant dicton, «n’ont pas tout». Pour cette raison, il était rare depuis quelques mois qu’on s’opposât à ses fantaisies. Elle avait donc quitté l’estaminet de la «Jeune France», ayant refusé la compagnie du gars Rabourdin. Si tard qu’elle se fût mise en route, elle aurait pu aisément regagner Campagne avant dix heures du soir, mais, traversant la grand route d’Étaples, elle s’était, selon une habitude déjà ancienne , un peu détournée pour longer le parc de Cadignan. Combien de temps, sans nulle crainte, mais remâchant seulement ses souvenirs, les deux poings sous le menton, accotée à la haie, ses pieds dans la boue, elle avait pesé le pour et le contre, comme toujours, d’une cervelle froide et d’un cœur ardent? Vaincue, jetée hors de son rêve, tenue à jamais pour une pauvre fille obsédée de vains fantômes – condamnée à la pitié perpétuelle – dépouillée de tout, même de son crime… Et la seule consolation de sa petite âme farouche était encore de revoir, à la même heure inoubliable, cette route, qu’elle avait parcourue au cours d’une nuit unique, la barrière à présent close, le détour mystérieux de l’avenue, et là-bas – tout au fond – les grands murs pleins de silence, où veillait le mort inutile, son muet témoin.