– Ho! Ho! Ho! quel embarras! quel silence! disait-il en bégayant… Vous étiez plus fringant tout à l’heure, terrible aux démons, exorciste, thaumaturge, saint de mon cœur!
À chaque éclat de ce rire, l’abbé Donissan tressaillait, pour retomber aussitôt dans une immobilité stupide, son cerveau engourdi ne formant plus aucune pensée. L’autre se frottait vigoureusement les paumes.
– Quelle grâce?… Quelle grâce?… répétait-il en imitant comiquement sa victime… Dans le combat que tu nous livres, il est facile de faire un faux pas. Ta curiosité te donne à moi pour un moment.
Il s’approcha, confidentiel:
– Vous ignorez tout de nous, petits dieux pleins de suffisance. Notre rage est si patiente! Notre fermeté si lucide! Il est vrai qu’Il nous a fait servir ses desseins, car sa parole est irrésistible. Il est vrai – pourquoi le nierais-je? – que notre entreprise de cette nuit paraît tourner à ma confusion… (Ah! quand je t’ai pressé tout à l’heure, sa pensée s’est fixée sur toi et ton ange lui-même tremblait dans la giration de l’éclair!) Cependant, tes yeux de boue n’ont rien vu.
Il s’ébroua dans un rire hennissant:
– Hi! Hi! Hi! De tous ceux que j’ai vus marqués du même signe que toi, tu es le plus lourd, le plus obtus, le plus compact!… Tu creuses ton sillon comme un bœuf, tu bourres sur l’ennemi comme un bouc… De haut en bas, une bonne cible!
Et toujours l’abbé Donissan, secoué de brusques frissons, le suivait du regard, avec une frayeur muette. Toutefois, quelque chose comme une prière – mais hésitante, confuse, informe – errait dans sa mémoire, sans que sa conscience pût la saisir encore. Et il semblait que son cœur contracté s’échauffait un peu sous ses côtes.
– Nous te travaillerons avec intelligence, poursuivait l’autre. Aie souci de nous nuire. Nous te tarauderons à notre tour. Il n’est pas de rustre dont nous ne sachions tirer parti. Nous te dégraisserons. Nous t’affinerons.
Il approchait sa tête ronde, toute flambante d’un sang généreux.
– Je t’ai tenu sur ma poitrine; je t’ai bercé dans mes bras. Que de fois encore, tu me dorloteras, croyant presser l’autre sur ton cœur! Car tel est ton signe. Tel est sur toi le sceau de ma haine.
Il mit les deux mains sur ses épaules, le força à plier les genoux, lui fit toucher le sol des genoux… Mais, tout à coup, d’une poussée, le vicaire de Campagne se rua sur lui. Et il ne rencontra que le vide et l’ombre.
* * *
De nouveau la nuit s’était faite autour de lui, en lui. Il ne se sentait capable; aucun mouvement. Il ne vivait que par l’ouïe. Car il entendait des paroles, proférées alentour, mais sans consistance, comme suspendues en l’air, dans l’irréalité d’un rêve. Puis, par un grand effort, il parvint à les rapporter à des êtres vivant et marchant, tout proches. L’un de ces personnages – imaginaires ou non – s’éloigna. Il écouta sa voix décroître, décroître aussi le grincement de ses semelles sur le sable. Enfin il se sentit soulevé, retenu par un bras replié dont la forte étreinte était douloureuse à son épaule. Quelque chose lui meurtrit encore les lèvres et les dents.
Un jet de flamme traversa sa gorge et sa poitrine. Le noir où se heurtait son regard s’entrouvrit. Une lueur diffuse naquit lentement dans ses yeux, se précisa lentement. Et il reconnut, posée sur le sol, à quelque distance, une de ces fortes lanternes comme en portent les pêcheurs par les nuits de grand vent. Un inconnu le soutenait d’une main et le faisait boire au goulot d’un bidon de soldat.
– Monsieur l’abbé, dit cet homme, ce n’est pas trop tôt…
– Que me voulez-vous? balbutia l’abbé Donissan.
Il parlait le plus lentement possible et le plus posément. Mais la vision était encore dans son regard et l’homme eut un mouvement de surprise ou d’effroi qui parut incompréhensible au pauvre prêtre accablé.
– Je suis Jean-Marie Boulainville, carrier à Saint-Pré, le frère de Germaine Duflos, de Campagne. Je vous connais bien. Êtes-vous mieux?
Il détournait les yeux d’un air d’embarras mais plein de pitié.
– Je vous ai trouvé sur le chemin, évanoui. Un brave gars de Marelles, un marchand de bidets, retour de la foire d’Étaples, vous avait trouvé avant moi. À nous Jeux, on vous a porté là.
– Vous l’avez vu? cria l’abbé Donissan. Il est là!
Il s’était levé si brusquement que Jean-Marie Boulainville, heurté, chancela. Mais, interprétant à sa manière un empressement si singulier:
– Avez-vous quelque chose à lui demander? dit cet homme simple. Voulez-vous que je le hèle? Il n’est pas loin, sûrement.
– Non, mon ami, dit le vicaire de Campagne, ne le rappelez pas. Je me sens mieux, d’ailleurs. Laissez-moi faire seul quelques pas.
Il s’éloigna en chancelant. Son pas se raffermissait à mesure. Quand il s’approcha de nouveau, il était calme.
– Vous le connaissez? demanda-t-il.
– Qui ça? répondit l’autre, surpris.
Et, se reprenant aussitôt:
– Le gars de Marelles! s’écria-t-il joyeusement. Si je le connais! Le mois passé, à la foire de Fruges, il m’a vendu deux pouliches. Ainsi!… Mais, si vous m’en croyez, monsieur l’abbé, nous ferons côte à côte un bout de chemin. De marcher, ça vous remettra plutôt. Je vais de ce pas aux carrières d’Ailly, où je travaille. D’ici là, vous vous tâterez. Si vous vous sentez plus mal, vous trouverez une voiture, chez Sansonnet, au cabaret de la Pie voleuse.
– Avançons donc, répondit le futur saint de Lumbres. J’ai repris mes forces. Tout va très bien, mon ami.
Ils marchèrent ensemble un moment. Et c’est alors que l’abbé Donissan connut le véritable sens d’une certaine parole entendue: «Un prochain avenir prouvera si j’ai menti ou non.»
Ils allaient, d’abord lentement, puis plus vite, par un chemin assez dur, si plein d’ornières dès l’automne que les équipages ne l’empruntaient plus, en hiver, que par les fortes gelées. Tel quel, il devint bientôt impossible d’y marcher de front. Le carrier prit les devants. Le vicaire de Campagne le suivait les yeux baissés, attentif aux obstacles, posant bien à plat ses gros souliers, tout au soin de ne pas retarder la marche de son compagnon. Son corps tremblait encore de froid, de fatigue et de fièvre, que sa tragique simplicité oubliait déjà plus qu’à demi les noirs prodiges de cette extraordinaire nuit. Ce n’était pas légèreté, sans doute, ni l’hébétude d’un épuisement extrême. Il en écartait volontairement, bien que sans grand effort, la pensée. Il en remettait naïvement l’examen à un moment plus favorable, sa prochaine confession, par exemple. Que d’autres se fussent partagés entre la double angoisse d’avoir été les jouets de leur folie ou terriblement marqués pour de grandes et surnaturelles épreuves! Lui, la première terreur surmontée, attendait avec soumission une nouvelle entreprise du mal, et la grâce nécessaire de Dieu. Possédé, ou fou, dupe de ses rêves ou des démons, qu’importe, si cette grâce est due, et sera sûrement donnée?… Il attendait la visite du consolateur avec la sécurité candide d’un enfant qui, l’heure venue du repas, lève les yeux sur son père et dont le petit cœur, même dans l’extrême dénuement ne peut douter du pain quotidien.
Ils avaient fait ensemble, en une heure, vers les carrières d’Ailly, plus que les trois quarts du chemin. La route lui était inconnue, et il prenait bien garde de ne s’en écarter soit à droite, soit à gauche. Parfois son pied glissait: la fange limoneuse sautait jusqu’à sa face et l’aveuglait. Cette continuelle tension de l’esprit, jointe à une espèce de résistance intérieure, la mise en garde instinctive d’une imagination déjà surmenée, détournait sa pensée d’une certaine sensation nouvelle, indéfinissable, qu’il eût été bien en peine d’analyser, même s’il en eût éprouvé le goût. Peu à peu cette sensation devint si vive – ou, pour mieux dire (car elle le sollicitait avec une particulière douceur), si persistante, si continue, qu’il en fut enfin troublé. Venait-elle du dehors ou de lui-même? C’était, au creux de sa poitrine, une chaleur comme immatérielle, une dilatation du cœur. Et c’était aussi quelque chose de plus, d’une réalité si proche, si pressante, qu’il crut un moment que le jour s’était levé, ou encore le clair de lune. Pourquoi n’osait-il cependant lever les yeux?
Car il marchait toujours le regard fixé à terre, les paupières presque closes, ne découvrant aucune lueur, aucun reflet que l’imperceptible miroitement de l’eau boueuse. Et pourtant il eût juré qu’il traversait à mesure une lumière douce et amie, une poussière dorée. Sans se l’avouer, ni le croire peut-être, il redoutait, en levant la tête, de voir se dissiper à la fois son illusion et sa joie. Il ne craignait pas cette joie, ü sentait qu’il n’eût pu la fuir avant de l’avoir reconnue, comme il en avait fui tant d’autres. Il était sollicité, non contraint, appelé. Il se défendait mollement, sans remords, sûr de céder tôt ou tard à la force impérieuse, mais bienfaisante. «Je ferai encore dix pas, se disait-il. J’en ferai encore dix autres, les yeux baissés. Puis dix autres encore…» Les talons du carrier sonnaient joyeusement sur un sol plus ferme, asséché. Il les écoutait avec un attendrissement extrême. Il s’avisait peu à peu que cet homme était sûrement un ami, qu’une étroite amitié, une amitié céleste, d’une céleste lucidité, les liait ensemble, les avait sans doute toujours liés. Des larmes lui vinrent aux yeux. Ainsi se rencontraient deux élus, nés l’un pour l’autre, un clair matin, dans les jardins du Paradis.