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– Si c’est là les grandes lignes de vos rapports à l’évêché, conclut simplement l’abbé Demange, je le plains.

Le sourire du doyen de Campagne s’effaça aussitôt et son visage – toujours d’une extrême mobilité – se glaça.

– C’est moi qu’il faut plaindre, mon ami… dit-il.

Sa voix eut un tel accent d’amertume, d’espérance inassouvie qu’elle exprima d’un coup toute la vieillesse, et la grande salle silencieuse fut un moment visitée par la majesté de la mort.

L’abbé Demange rougit.

– Est-ce si grave, mon ami? fit-il avec une touchante confusion, une ferveur d’amitié exquise. Je crains de vous avoir blessé, sans toutefois savoir comment. Mais déjà M. Menou-Segrais:

– Me blesser, moi? s’écria-t-il. C’est moi qui sottement vous fais de la peine. Ne mêlons pas nos petites affaires à celles de Dieu.

Il se recueillit une minute sans cesser de sourire.

– J’ai trop d’esprit; cela me perd. J’aurais mieux à faire que vous proposer des énigmes, et m’amuser de votre embarras. Ah! mon ami, Dieu nous propose aussi des énigmes… Je menais une vie tranquille, ou plutôt je l’achevais tout doucement. Depuis que ce lourdaud est entré ci-dedans, il tire tout à lui sans y songer, ne me laisse aucun repos. Sa seule présence m’oblige à choisir. Oh! d’être sollicité par une magnifique aventure quand le sang coule si rare et si froid, c’est une grande et forte épreuve.

– Si vous présentez les choses ainsi, dit l’abbé Demange, je vous dirai seulement: votre vieux camarade réclame sa part de votre croix.

– Il est trop tard, continua le curé de Campagne, toujours souriant. Je la porterai seul.

– … Mais à vous dire vrai, en conscience, reprit l’abbé Demange, je n’ai rien vu dans ce jeune prêtre qui vaille de jeter dans le trouble un homme tel que vous. Ce que j’en ai appris m’embarrasse sans me persuader. L’espèce est commune de ces vicaires au zèle indiscret, faits pour d’autres travaux plus durs, et qui, dans les premières années de leur sacerdoce, gaspillent un excès de forces physiques que la contrainte du séminaire…

– N’ajoutez rien! s’écria en riant M. Menou-Segrais; je sens que je vais vous détester. Doutez-vous que je me sois déjà proposé cette objection? J’ai tâché, bon gré, mal gré, de me payer d’une telle monnaie. On ne se soumet pas sans lutte à une force supérieure dont on ne trouve pas le signe en soi, qui vous reste étrangère. La brutalité me rebute, et je serais le dernier à me laisser prendre à un appât si grossier. Certes, je ne suis pas une femmelette! Nous avons été rudes en notre temps, mon ami, bien que les sots n’en aient rien su… Mais il y a ici autre chose.

Il hésita, et lui aussi, ce vieux prêtre, il rougit.

– Je ne prononcerai pas le mot; je craindrais, de vous, je ne sais quoi qui, par avance, me serre le cœur. Oh! mon ami, j’étais en repos; je me résignais; la résignation m’était douce. Je n’ai jamais désiré les honneurs; mon goût n’est pas de l’administration, mais du commandement. J’aurais souhaité qu’on voulût bien m’utiliser. N’importe; c’était fini; j’étais trop las. Une certaine bassesse intellectuelle, la méfiance ou la haine du grand que ces malheureux appellent prudence m’avaient rempli d’amertume. J’ai vu poursuivre l’homme supérieur comme une proie; j’ai vu émietter les grandes âmes. Néanmoins j’ai l’horreur de la confusion, du désordre, le sens de l’autorité, de la hiérarchie. J’attendais qu’un de ces méconnus dépendît de moi, que j’en fusse comptable à Dieu. Cela m’avait été refusé; je n’espérais plus. Et soudain… quand la force me va manquer…

– La déception vous sera cruelle, dit lentement l’abbé Demange. D’un autre que vous, cette illusion serait sans danger, mais hélas! Je connais assez que vous ne vous engagez jamais à demi. Vous bouleverserez votre vie, et, je le crains, celle d’un pauvre homme simple qui vous suivra sans vous comprendre… Toutefois la paix du Seigneur est dans vos yeux.

Il fit un geste d’abandon, marquant son désir de clore un singulier entretien. L’abbé Menou-Segrais le comprit.

– L’heure passe, dit-il en tirant sa montre. Je suis désolé que vous ne puissiez passer avec moi cette nuit de Noël… Vous trouverez dans la voiture la bonbonne de vieille eau-de-vie. Je l’ai fait emballer avec beaucoup de soin, mais le chemin est mauvais, et vous ferez sagement d’y veiller.

Il s’interrompit tout à coup. Les deux vieux prêtres se regardèrent en silence. On entendit sur la route un pas égal et pesant.

– Excusez-moi, fit enfin le curé de Campagne, avec un visible embarras. Je dois savoir si mon confrère d’Heudeline a terminé les confessions, et si tout est prêt pour la cérémonie de cette nuit… Voulez-vous seulement me prêter votre bras? Nous allons traverser la salle et j’irai vous mettre en voiture.

Il appuya sur un timbre, et sa gouvernante parut.

– Priez M. Donissan de venir prendre congé de M. l’abbé Demange, dit-il sèchement.

– Monsieur l’abbé, bégaya-t-elle, je pense… Je pense que M. l’abbé ne peut guère…, au moins pour l’instant…

– Ne peut guère?

– C’est-à-dire… les couvreurs… Enfin, les couvreurs parlaient de laisser l’ouvrage en plan…, de revenir après les fêtes du nouvel an.

– Notre clocher a besoin de réparations, en effet, expliqua le doyen de Campagne. La charpente a failli céder, aux pluies d’automne; j’ai dû faire appel à l’entrepreneur de Maurevert et embaucher sur place des ouvriers sans expérience, pour un travail, en somme, dangereux. M. Donissan…

Il se tourna vers la gouvernante, et dit sur le même ton:

– Priez-le de descendre tel quel. Cela ne fait rien…

– M. Donissan, reprit-il dès que la vieille femme eut disparu, m’a demandé la permission de prêter la main… Oh! il ne la prête pas à demi! Je l’ai vu, la semaine dernière, un matin, au haut des échelles, sa pauvre culotte collée aux genoux par la pluie, guidant les madriers, criant des ordres à travers les rafales, et visiblement plus à l’aise sur son perchoir que dans sa stalle du grand séminaire, un jour d’examen trimestriel… Il a sans doute recommencé aujourd’hui.

– Pourquoi l’appelez-vous? dit l’abbé Demange. Pourquoi l’humilier? À quoi bon!

L’abbé Menou-Segrais éclata de rire et, posant la main sur le bras de son ami:

– J’aime à vous confronter, fit-il. J’aime à vous voir face à face. J’y mets probablement un peu de malice. Mais c’est la dernière fois peut-être, et d’ailleurs au bout de cette malice il y a un sentiment très vif et très tendre, que je vous dois, de la miséricorde de Dieu, de sa divine suavité. Qu’elle est donc forte et subtile, qu’elle embrasse donc étroitement la nature, cette grâce qui par une voie si différente, sans les contraindre, rassemble doucement vos deux âmes à l’unité, à la réalité d’un seul amour! Que la ruse du diable paraît vaine, en somme, dans sa laborieuse complication!

– Je le crois avec vous, dit l’abbé Demange. Pardonnez-moi encore ceci, qui vous paraîtra bien commun. Je crois que le chrétien de bonne volonté se maintient de lui-même dans la lumière d’en haut, comme un homme dont le volume et le poids sont dans une proportion si constante et si adroitement calculée qu’il surnage dans l’eau s’il veut bien seulement y demeurer en repos. Ainsi – n’étaient certaines destinées singulières – j’imagine nos saints ainsi que des géants puissants et doux dont la force surnaturelle se développe avec harmonie, dans une mesure et selon un rythme que notre ignorance ne saurait percevoir, car elle n’est sensible qu’à la hauteur de l’obstacle, et ne juge point de l’ampleur et de la portée de l’élan. Le fardeau que nous soulevons avec peine, en grinçant et grimaçant, l’athlète le tire à lui, comme une plume, sans que tressaille un muscle de sa face et il apparaît à tous frais et souriant… Je sais que vous m’opposerez sans doute l’exemple de votre protégé…

– Me voici, monsieur le chanoine, dit derrière eux une voix basse et forte. Ils se retournèrent en même temps. Celui qui fut depuis le curé de Lumbres était là debout, dans un silence solennel. Au seuil du vestibule obscur, sa silhouette, prolongée par son ombre, parut d’abord immense, puis, brusquement, – la porte lumineuse refermée, – petite, presque chétive. Ses gros souliers ferrés, essuyés en hâte, étaient encore blancs de mortier, ses bas et sa soutane criblés d’éclaboussures et ses larges mains, passées à demi dans sa ceinture, avaient aussi la couleur de la terre. Le visage, dont la pâleur contrastait avec la rougeur hâlée du cou, ruisselait de sueur et d’eau tout ensemble car, au soudain appel de M. Menou-Segrais, il avait couru se laver dans sa chambre. Le désordre, ou plutôt l’aspect presque sordide de ses vêtements journaliers, était rendu plus remarquable encore par la singulière opposition d’une douillette neuve, raide d’apprêt, qu’il avait glissée avec tant d’émotion qu’une des manches se retroussait risiblement sur un poignet noueux comme un cep. Soit que le silence prolongé du chanoine et de son hôte achevât de le déconcerter, soit qu’il eût entendu – à ce que pensa plus tard le doyen de Campagne – les derniers mots prononcés par M. Demange, son regard, naturellement appuyé ou même anxieux, prit soudain une telle expression de tristesse, d’humilité si déchirante, que le visage grossier en parut, tout à coup, resplendir.

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