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– C’est ton tour d’être fou! Que crains-tu? C’est papa qui m’envoie. Je ne puis me sauver comme une voleuse, ce serait trop bête. D’ailleurs, la fenêtre de ta chambre donne sur la rue des Égraulettes; elle me verra. Après trois jours d’absence, grimper sans mot dire, ça n’est pas naturel, ça. Nous a-t-elle entendus? Tant mieux. On n’entend jamais rien de précis à travers la porte. Ne discute pas. Ris-lui au nez! Quand elle viendra, nous lui dirons gentiment bonjour…

Il l’écoutait, convaincu. En un instant, sous les mains agiles de Mouchette, chaque objet reprit sa place accoutumée. Les coussins retrouvèrent leur rondeur élastique, les fauteuils tournèrent sagement le dos au mur, la pharmacie ferma ses portes, la lampe brilla tranquille, sous son bonhomme d’abat-jour vert. Lorsque Mlle Malorthy se rassit, les murs eux-mêmes mentaient.

– Attendons maintenant, dit-elle.

– Attendons, répéta Gallet.

Son regard fit une dernière fois le tour de la pièce, et il le reporta, rassuré, sur sa maîtresse. À distance respectueuse de l’homme de science dans l’exercice de son sacerdoce, la jeune malade, attentive, se tenait prête à recevoir l’oracle infaillible.

– Comment ose-t-elle croiser si haut les genoux? remarqua seulement Gallet, perplexe.

À présent qu’elle s’était tue, il sentait bien qu’il avait été tout à l’heure sensible, moins aux raisons de sa maîtresse qu’à sa voix et à son accent.

«C’est enfantin, se répétait-il, enfantin. Sa présence ici peut se justifier cent fois!…»

Mais à la pensée de suivre bientôt la capricieuse enfant dans son mensonge, de tenir son rôle devant l’ennemie sceptique et sournoise, sa langue collait au palais. C’est alors que tout à coup, cherchant encore le regard de Mouchette, il ne l trouva plus. Les yeux perfides considéraient le mur au-dessus de lui, déjà mûrs d’un nouveau secret. Il eut le pressentiment, la certitude d’un malheur désormais inévitable. Son vice était là, devant lui, en pleine lumière, évident, éclatant, et il avait voulu près de lui ce témoin irrécusable! Si la peur ne l’eût cloué sur place, il eût sans doute à ce moment, jeté Mouchette par la fenêtre. Il eût sauté dessus, comme on piétine une mèche allumée, près de la soute aux poudres. Mais il était trop tard. L’affreuse résignation du lâche le livrait sans défense à sa familière ennemie. Et, avant qu’elle eût prononcé une parole, il l’entendit (pourtant la voix qui rompit le silence fut claire et suave):

– Crois-tu à l’enfer, mon chat?

– C’est bien le moment de parler de bêtises, répondit-il, conciliant; je t’en prie: garde au moins pour une meilleure occasion tes incompréhensibles plaisanteries.

– Ah! là, là! voyez-vous! Non! La crise est passée; rassure-toi. Tu finiras par m’enrager avec tes airs d’attendre le bourreau. Que risques-tu maintenant? Rien du tout.

– Je ne crains que toi, dit Gallet. Oui, tu n’es pas un compagnon très sûr… Elle dédaigna de répondre, et sourit. Puis, après un long silence, la même voix calme et suave redit encore:

– Répands-moi tout de suite, mon chat: Crois-tu à l’enfer?

– Bien sûr que non! s’écria-t-il, exaspéré.

– Jure-le. Il se résigna.

– Oui, je le jure.

– Je savais bien, fit-elle. Tu ne crains pas l’enfer et tu crains ta femme! Es-tu bête!

– Mouchette, tais-toi, supplia-t-il, ou va-t’en…

– Ou va-t’en! Hein? tu regrettes bien de l’avoir, tout à l’heure, retenue, Mouchette? Elle y serait à présent, dans la mare aux grenouilles, sa chère petite bouche pleine de boue, bien muette… Ne pleure pas, gros bébé. Tu vois bien; je parle tout bas, exprès. Vilain lâche d’homme! Tu as peur d’elle, et tu n’as pas peur de moi! Il supplia:

– Quel intérêt prends-tu à faire du mal?

– Aucun, en vérité, aucun. Je ne te veux absolument aucun mal. Seulement pourquoi n’as-tu pas peur de moi?

– Tu es une bonne fille, Mouchette.

– Sans doute; une bonne fille. Avec elle, tu ne partageras que le plaisir. L’as-tu prouvé tout à l’heure, oui ou non? Un enfant de Mouchette, fi donc!

– Il n’est pas de moi, s’écria-t-il, hors de lui.

– Supposons-le. Je ne te demande pas de le reconnaître.

– Non (ils parlaient bas), tu exigeais seulement de moi un acte que ma conscience réprouve.

– Nous parlerons de ta conscience dans un moment, répondit Mouchette. En refusant de me rendre service, tu as fini de m’ouvrir les yeux. N’attends pas que je te cherche querelle. Je ne t’aime ni pour ta beauté – regarde-toi – ni pour ta générosité; sans reproche, tu es plutôt rat! Qu’est-ce que j’aime donc en toi? Ne me regarde pas avec ces yeux ronds! Ton vice… Tu vas dire: c’est une phrase de roman?… Si tu savais… ce que tu sauras bientôt…, tu comprendrais que j’étais justement tombée tout en bas, à ton niveau… Nous sommes au fond du même trou… Pour toi, je n’ai pas besoin de mentir… Non! tu ne lis pas dans mon cœur; tu crois que je me venge… Non! mon petit. Mais je puis être aujourd’hui tout à fait, tout à fait sincère. Hé bien! voilà le moment de parler ou jamais. Je te tiens dans l’angle du mur, mon pauvre chat, tu ne peux m’échapper. Je te défie même d’élever la voix… Ainsi!

Elle parlait elle-même si bas qu’il penchait machinalement la tête, d’un geste ingénu. L’éloquence familière, ce demi-silence, le pas tranquille de Zéléda au-dessus d’eux, la voix de Timoléon fredonnant à ses casseroles le refrain d’une chanson bête, achevaient de le rassurer. Toutefois, il n’osait pas encore lever les yeux vers le regard qu’il sentait posé sur lui… «Quel embêtement!» songeait-il.

Mais le signe fatal était déjà écrit au mur. Mouchette respira fortement et reprit:

– Si je parle à présent, d’ailleurs, c’est pour toi, c’est pour ton bien… Vois: nous nous aimons depuis des semaines, et personne ne sait, personne… Mlle Germaine par-ci… M. le député par-là… hein? Sommes-nous bien cachés? bien clos?

M. Gallet fait l’amour avec une fille de seize ans. Qui s’en doute? Et ta femme elle-même? Avoue-le, vieux scélérat, tu la trompes ici, à son nez, à sa moustache (elle en a!), c’est la moitié de ton bonheur. Je te connais. Tu n’aimes pas l’eau claire. Ainsi, dans ma fameuse mare de Vauroux, je vois des bêtes très drôles, très singulières; ça ressemble un peu à des mille-pattes, mais plus longs… Un instant tu les verras flotter à la surface limpide de l’eau. Puis ils s’enfoncent tout à coup et, à leur place, monte un nuage de boue. Hé bien! ils nous ressemblent. Entre les imbéciles et nous, il y a aussi ce petit nuage. Un secret. Un gros secret… Quand tu le sauras, comme on s’aimera!

Elle se rejeta aussitôt en arrière, riant d’un rire silencieux.

– Cocasse! dit Gallet.

Elle fit du bout des lèvres une grimace enfantine, et le fixa un moment, d’un air inquiet. Puis son visage s’éclaira de nouveau:

– C’est vrai que je parle trop, avoua-t-elle; par peur, au fond. Je parle pour ne rien dire. Si Zéléda entrait maintenant, serais-je seulement contente, ou fâchée? Attends! Attends! Écoute-moi bien d’abord: Le papa, ce n’est pas toi. Non! Devine?… C’est le marquis… oui… oui… M. le marquis de Cadignan…

– Cocasse! répéta Gallet.

Les lèvres de Mouchette tremblèrent.

– Baise-moi la main, dit-elle tout à coup… Oui… embrasse-moi la main… je veux que tu me baises la main!

Sa voix avait fléchi, exactement comme celle d’un acteur qui manque l’effet prévu, perd pied, s’entête. En même temps elle appuyait sa paume sur la bouche de son amant. Puis elle s’écarta brusquement, et dit avec une extraordinaire emphase:

– Tu viens de baiser la main qui l’a tué.

– Tout à fait cocasse! répéta pour la troisième fois, M. Gallet.

Mouchette essaya d’un rire de mépris; mais l’éclat contenu en fut si cruel et si déchirant qu’elle se tut.

– C’est de la démence, dit posément le docteur de Campagne. Un autre que moi en reconnaîtrait ici les symptômes. Mais tu es une fille nerveuse, d’hérédité alcoolique, pubère depuis deux ou trois ans, souffrant d’une grossesse précoce: en un tel cas, ces accidents ne sont pas rares. Excuse-moi de parler ainsi: je m’adresse à ta raison, à ton bon sens, parce que je sais que ces sortes de malades ne sont jamais absolument dupes de leur propre délire. Conviens-en: c’est une plaisanterie? Seulement un peu poussée, une plaisanterie comme tout le monde peut en faire? Une mauvaise plaisanterie.

– Une plaisanterie, finit-elle par bégayer…

Une colère énorme battait à grands coups dans sa poitrine, mais elle l’étouffa. Le feu de l’orgueil déçu acheva de consumer ce qui restait en elle de la folle et cruelle adolescence; elle se sentit tout à coup, dans son sein, le cœur insurmontable et, dans sa tête, l’intelligence froide et positive d’une femme, sœur tragique de l’enfant.

– Ne va pas me manquer en un pareil moment, s’écria-t-elle, ou ce sera ton tour de pleurer. Crois ce que tu veux; peut-être suis-je lasse de retenir ce secret, peut-être le remords? ou simplement la peur… Pourquoi n’aurais-je pas peur comme tout le monde? Crois ce que tu veux, mais ne refuse pas ta part . D’ailleurs, j’en ai trop dit maintenant. Oui! C’est moi qui l’ai tué. Quel jour? Le 27… Quelle heure? Trois quarts passé minuit. (Je vois encore l’aiguille…)… J’ai décroché son fusil, il était pendu au mur, sous la glace… Non! Je n’étais peut-être pas absolument sûre qu’il fût chargé. Il l’était. J’ai tiré quand le bout du canon l’a touché. Il a failli tomber sur moi. Mes souliers étaient pleins de sang; je les ai lavés dans la mare. J’ai aussi lavé mes bas, à la maison, dans ma cuvette… Voilà! Es-tu sûr maintenant? conclut-elle avec une assurance naïve? Veux-tu encore d’autres preuves? (Elle n’en avait donné aucune.) Je t’en donnerai. Interroge-moi seulement.

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