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Et je regretterais de quitter ce monde! me dis-je dès que je fus seule. Je craindrais d'abandonner un univers composé de tels monstres! Ah! que la main de Dieu m'en arrache dès l'instant même, de telle manière que bon lui semblera: je ne m'en plaindrai plus; la seule consolation qui puisse rester au malheureux né parmi tant de bêtes féroces est l'espoir de les quitter bientôt.

Le lendemain, je n'entendis parler de rien, et résolue de m'abandonner à la providence, je végétai sans vouloir prendre aucune nourriture. Le jour d'ensuite, Cardoville vint m'interroger; je ne pus m'empêcher de frémir en voyant avec quel sang-froid ce coquin venait exercer la justice, lui, le plus scélérat des hommes, lui qui, contre tous les droits de cette justice dont il se revêtait, venait d'abuser aussi cruellement de mon innocence et de mon infortune. J'eus beau plaider ma cause, l'art de ce malhonnête homme me composa des crimes de toutes mes défenses. Quand toutes les charges de mon procès furent bien établies selon ce juge inique, il eut l'impudence de me demander si je connaissais dans Lyon un riche particulier nommé M. de Saint-Florent; je répondis que je le connaissais.

– Bon, dit Cardoville, il ne m'en faut pas davantage: ce M. de Saint-Florent, que vous avouez connaître, vous connaît parfaitement aussi; il a déposé vous avoir vue dans une troupe de voleurs où vous fûtes la première à lui dérober son argent et son portefeuille. Vos camarades voulaient lui sauver la vie, vous conseillâtes de la lui ôter; il réussit néanmoins à fuir. Ce même M. de Saint-Florent ajoute que, quelques années après, vous ayant reconnue dans Lyon, il vous avait permis de venir le saluer chez lui sur vos instances, sur votre parole d'une excellente conduite actuelle, et que là, pendant qu'il vous sermonnait, pendant qu'il vous engageait à persister dans la bonne route, vous aviez porté l'insolence et le crime jusqu'à choisir ces instants de sa bienfaisance pour lui dérober une montre et cent louis qu'il avait laissés sur sa cheminée…

Et Cardoville, profitant du dépit et de la colère où me portaient d'aussi atroces calomnies, ordonna au greffier d'écrire que j'avouais ces accusations par mon silence et par les impressions de ma figure.

Je me précipite à terre, je fais retentir la voûte de mes cris, je frappe ma tête contre les carreaux, à dessein d'y trouver une mort plus prompte, et ne rencontrant pas d'expressions à ma rage:

– Scélérat, m'écriai-je, je m'en rapporte au Dieu juste qui me vengera de tes crimes, il démêlera l'innocence, il te fera repentir de l'indigne abus que tu fais de ton autorité!

Cardoville sonne; il dit au geôlier de me rentrer, attendu que, troublée par mon désespoir et par mes remords, je ne suis pas en état de suivre l'interrogation; mais qu'au surplus, elle est complète puisque j'ai avoué tous mes crimes. Et le scélérat sort en paix! Et la foudre ne l'écrase point!…

L'affaire alla bon train, conduite par la haine, la vengeance et la luxure; je fus promptement condamnée et conduite à Paris pour la confirmation de ma sentence. C'est dans cette route fatale, et faite, quoique innocente, comme la dernière des criminelles, que les réflexions les plus amères et les plus douloureuses vinrent achever de déchirer mon cœur! Sous quel astre fatal faut-il que je sois née, me disais-je, pour qu'il me soit impossible de concevoir un seul sentiment honnête qui ne me plonge aussitôt dans un océan d'infortunes! Et comment se peut-il que cette providence éclairée dont je me plais d'adorer la justice, en me punissant de mes vertus, m'offre en même temps au pinacle ceux qui m'écrasaient de leurs crimes!

Un usurier, dans mon enfance, veut m'engager à commettre un vol; je le refuse: il s'enrichit. Je tombe dans une bande de voleurs, je m'en échappe avec un homme à qui je sauve la vie: pour ma récompense, il me viole. J'arrive chez un seigneur débauché qui me fait dévorer par ses chiens, pour n'avoir pas voulu empoisonner sa tante. Je vais, de là, chez un chirurgien incestueux et meurtrier à qui je tâche d'épargner une action horrible: le bourreau me marque comme une criminelle; ses forfaits se consomment sans doute: il fait sa fortune, et je suis obligée de mendier mon pain. Je veux m'approcher des sacrements, je veux implorer avec ferveur l'Être suprême dont je reçois néanmoins tant de maux; le tribunal auguste où j'espère de me purifier dans l'un de nos plus saints mystères devient le théâtre sanglant de mon ignominie: le monstre qui m'abuse et qui me fouille s'élève aux plus grands honneurs de son Ordre, et je retombe dans l'abîme affreux de la misère. J'essaie de sauver une femme de la fureur de son mari: le cruel veut me faire mourir en perdant mon sang goutte à goutte. Je veux soulager un pauvre: il me vole. Je donne des secours à un homme évanoui: l'ingrat me fait tourner une roue comme une bête, et me pend pour se délecter; les faveurs du sort l'environnent, et je suis prête à mourir sur un échafaud pour avoir travaillé de force chez lui. Une femme indigne veut me séduire pour un nouveau forfait: je perds une seconde fois le peu de bien que je possède, pour sauver les trésors de sa victime. Un homme sensible veut me dédommager de tous mes maux par l'offre de sa main: il expire dans mes bras avant que de le pouvoir. Je m'expose dans un incendie pour ravir aux flammes un enfant qui ne m'appartient pas: la mère de cet enfant m'accuse et m'intente un procès criminel. Je tombe dans les mains de ma plus mortelle ennemie, qui veut me ramener de force chez un homme dont la passion est de couper les têtes: si j'évite le glaive de ce scélérat, c'est pour retomber sous celui de Thémis. J'implore la protection d'un homme à qui j'ai sauvé la fortune et la vie; j'ose attendre de lui de la reconnaissance; il m'attire dans sa maison, il me soumet à des horreurs, il y fait trouver le juge inique de qui mon affaire dépend; tous deux abusent de moi, tous deux m'outragent, tous deux hâtent ma perte; la fortune les comble de faveurs, et je cours à la mort.

Voilà ce que les hommes m'ont fait éprouver, voilà ce que m'a appris leur dangereux commerce; est-il étonnant que mon âme aigrie par le malheur, révoltée d'outrages et d'injustices, n'aspire plus qu'à briser ses liens?

Mille excuses, madame, dit cette fille infortunée en terminant ici ses aventures; mille pardons d'avoir souillé votre esprit de tant d'obscénités, d'avoir si longtemps, en un mot, abusé de votre patience. J'ai peut-être offensé le ciel par des récits impurs, j'ai renouvelé mes plaies, j'ai troublé votre repos. Adieu, madame, adieu; l'astre se lève, mes gardes m'appellent, laissez-moi courir à mon sort, je ne le redoute plus, il abrégera mes tourments. Ce dernier instant de l'homme n'est terrible que pour l'être fortuné dont les jours se sont écoulés sans nuages; mais la malheureuse créature qui n'a respiré que le venin des couleuvres, dont les pas chancelants n'ont pressé que des ronces, qui n'a vu le flambeau du jour que comme le voyageur égaré voit en tremblant les sillons de la foudre; celle à qui ses cruels revers ont enlevé parents, amis, fortune, protection et secours; celle qui n'a plus dans le monde que des pleurs pour s'abreuver et des tribulations pour se nourrir; celle-là, dis-je, voit avancer la mort sans la craindre, elle la souhaite même comme un port assuré où la tranquillité renaîtra, pour elle, dans le sein d'un Dieu trop juste pour permettre que l'innocence, avilie sur la terre, ne trouve pas dans un autre monde le dédommagement de tant de maux.

L'honnête M. de Corville n'avait point entendu cette histoire sans en être profondément ému; pour Mme de Lorsange en qui, comme nous l'avons dit, les monstrueuses erreurs de sa jeunesse n'avaient point éteint la sensibilité, elle était prête à s'en évanouir.

– Mademoiselle, dit-elle à Justine, il est difficile de vous entendre sans prendre à vous le plus vif intérêt; mais faut-il l'avouer? un sentiment inexplicable, bien plus tendre que je ne vous le peins, m'entraîne invinciblement vers vous et fait mes propres maux des vôtres. Vous m'avez déguisé votre nom, vous m'avez caché votre naissance; je vous conjure de m'avouer votre secret; ne vous imaginez pas que ce soit une vaine curiosité qui m'engage à vous parler ainsi… Grand Dieu! ce que je soupçonne serait-il?… Ô Thérèse! si vous étiez Justine?… si vous étiez ma sœur?

– Justine! madame, quel nom!

– Elle aurait aujourd'hui votre âge…

– Juliette! est-ce toi que j'entends? dit la malheureuse prisonnière en se jetant dans les bras de Mme de Lorsange… toi… ma sœur!… ah! je mourrai bien moins malheureuse, puisque j'ai pu t'embrasser encore une fois!…

Et les deux sœurs, étroitement serrées dans les bras l'une de l'autre, ne s'entendaient plus que par leurs sanglots, ne s'exprimaient plus que par leurs larmes.

M. de Corville ne put retenir les siennes; sentant qu'il lui devient impossible de ne pas prendre à cette affaire le plus grand intérêt, il passe dans une autre chambre, il écrit au chancelier, il peint en traits de feu l'horreur du sort de la pauvre Justine que nous continuerons d'appeler Thérèse; il se rend garant de son innocence, il demande que, jusqu'à l'éclaircissement du procès, la prétendue coupable n'ait d'autre prison que son château, et s'engage à la représenter au premier ordre de ce chef souverain de la Justice; il se fait connaître aux deux conducteurs de Thérèse, les charge de ses lettres, leur répond de la prisonnière; il est obéi, Thérèse lui est confiée; une voiture s'avance.

– Approchez, créature trop infortunée, dit alors M. de Corville à l'intéressante cœur de Mme de Lorsange, approchez, tout va changer pour vous; il ne sera pas dit que vos vertus restent toujours sans récompense, et que la belle âme que vous avez reçue de la nature n'en rencontre jamais que de fer: suivez-nous, ce n'est plus que de moi que vous dépendez…

Et M. de Corville explique en peu de mots ce qu'il vient de faire.

– Homme respectable et chéri, dit Mme de Lorsange en se précipitant aux genoux de son amant, voilà le plus beau trait que vous ayez fait de vos jours; c'est à celui qui connaît véritablement le cœur de l'homme et l'esprit de la loi à venger l'innocence opprimée. La voilà, monsieur, la voilà, votre prisonnière: va, Thérèse, va, cours, vole à l'instant te jeter aux pieds de ce protecteur équitable qui ne t'abandonnera pas comme les autres. Oh! monsieur, si les liens de l'amour m'étaient chers avec vous, combien vont-ils me le devenir davantage, resserrés par la plus tendre estime!…

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