Après la chute du mur de Berlin, M. Gorbatchev soutient l’idée d’une Allemagne neutre (ou adhérant aux deux alliances militaires conjointement), insérée dans une structure de sécurité paneuropéenne qui prendrait pour base la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) crée en 1975 par l’Acte final d’Helsinki. Point d’orgue de la détente est-ouest, avant le regain de tension lié à l’intervention soviétique en Afghanistan en 1979, cette déclaration commune signée par trente-cinq États résultait d’un marchandage entre les deux camps. Les pays occidentaux validaient le principe, défendu depuis des années par Moscou, de l’intangibilité des frontières, reconnaissant ainsi la division de l’Allemagne et les acquis soviétiques en Europe centrale et orientale. En échange, le camp socialiste s’engageait à respecter les droits de l’homme et des libertés fondamentales “y compris la liberté de pensée, de conscience, de religion ou de conviction”. Seul organe permanent oů siégeaient ensemble les États-Unis, le Canada, l’Union soviétique et la plupart des pays européens de l’Est et de l’Ouest, la CSCE constituait aux yeux de Moscou la première pierre d’un rapprochement des deux Europe.
Au cours de l’année 1990, Gorbatchev n’est pas seul à défendre l’option paneuropéenne. Les nouveaux dirigeants est européens, souvent d’anciens dissidents marqués par leur engagement pacifiste, ne souhaitent pas basculer immédiatement dans le camp occidental. Leur préférence va d’abord à la formation d’une région neutre et démilitarisée, formant un pont entre les deux rives de l’Europe. Au lendemain de son élection à la présidence de la Tchécoslovaquie, Vaclav Havel choque les Américains, en demandant la dissolution des deux alliances et le départ de toutes les troupes étrangères d’Europe centrale. Le chancelier allemand Helmut Kohl s’irrite des déclarations du premier ministre est-allemand Lothar de Maizière favorable à la neutralisation de Allemagne. En avril 1990, le président polonais Jaruzelski, dirigeant du premier pays à avoir ouvert les élections à des candidats non communistes, accepte la proposition de M. Gorbatchev de renforcer provisoirement les troupes du Pacte de Varsovie en Allemagne de l’Est, le temps de mettre en place une structure de sécurité paneuropéenne. Il propose même d’y joindre des forces polonaises. Ce n’est qu’en février 1991 que Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie abandonnent cette option en formant le groupe de Visegrad: craignant un retour de bâton conservateur à Moscou, ils y affirment leur volonté commune de s’abriter sous le parapluie américain.
Du côté ouest européen, les dirigeants partagent le souci de poser les bases d’une nouvelle Grande Europe plus autonome de Washington, même s’ils restent attachés au maintien de l’OTAN en Europe. Le président français François Mitterrand souhaite insérer l’Allemagne réunifiée dans un système de sécurité européen élargi, ménageant une place pour la Russie. “L’Europe ne sera plus celle que nous connaissons depuis un demi-siècle. Hier, dépendante des deux superpuissances, elle va, comme on rentre chez soi, rentrer dans son histoire et sa géographie. <…>, déclare-t-il lors de ses voeux traditionnels du 31 décembre 1989. À partir des accords d’Helsinki, je compte voir naître dans les années 1990 une Confédération européenne au vrai sens du terme qui associera tous les États de notre continent dans une organisation commune et permanente d’échanges, de paix et de sécurité”. Cherchant à éviter l’isolement de l’URSS, M. Mitterrand dessine une architecture paneuropéenne en cercles concentriques: les douze membres d’alors de la Communauté économique européenne (CEE) devaient former un “noyau actif”, à l’intérieur d’une structure de coopération paneuropéenne élargie comprenant les anciens pays communistes. La première ministre britannique Margaret Thatcher cherche à envelopper cette puissance allemande en voie d’être restaurée dans un cadre européen. Elle mandate en février 1990 son ministère des affaires étrangères, Douglas Hurd, pour pousser dans les négociations l’option d’une “association européenne élargie <…> accueillant les pays est-européens et, à terme, l’Union soviétique”15, avant de préciser que cette politique conduira à renforcer la CSCE.
Les premieres deceptions
M. Gorbatchev n’a pas su tirer profit de cette convergence fugace avec des dirigeants ouest européens, favorables eux aussi à une réunification allemande au rythme maîtrisé, accompagnée d’une montée en puissance de la CSCE. Fort de la victoire de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) aux premières élections libres en République démocratique d’Allemagne (RDA) en mars 1990, le chancelier Kohl prône une solution rapide: l’absorption pure et simple de la RDA par la République fédérale d’Allemagne (RFA). Le temps joue en faveur de M. Kohl et du président américain Georges Bush, son principal allié. L’Union soviétique a besoin d’argent ; Washington, qui ne peut décemment financer son adversaire, enjoint Bonn à se montrer généreux. Les 13,5 milliards de marks promis l’Allemagne, au titre de contribution au rapatriement des troupes soviétiques, rendent l’URSS plus conciliante.
Avec le traité Start de 1990, les Occidentaux ont obtenu une réduction drastique des arsenaux nucléaires, les “démocraties populaires” sont tombées les unes après les autres, mais lorsque Gorbatchev réclame une aide économique lors du sommet du G7 à Londres en juillet 1991, les Américains disent qu’ils ne sont pas prêts à faire des investissements “non rentables”. L’effondrement de l’Union soviétique en décembre 1991 tient lieu de coup de grâce au projet paneuropéen. Dans les années qui suivent, Washington estime que la disparition du pays à qui avaient été faites des promesses orales les libère de leur engagement. C’est donc le modèle préfiguré par la réunification allemande qui s’impose au reste de l’Europe, à savoir l’absorption de l’Est par l’Ouest: l’Alliance atlantique intègre par vagues successives les anciennes démocraties populaires, plus les ex-républiques soviétiques baltes (voir la carte ci-contre). L’Union européenne en fait autant.
En 1993, M. Mitterrand s’offusque de l’adhésion des pays de l’Est à l’OTAN, une alliance qu’il voulait voir devenir plus politique, moins militaire. Aux États-Unis aussi, quelques voix s’élèvent très tôt pour alerter des dangers d’une telle dynamique. Elle risque de produire chez la Russie la réaction nationaliste qu’elle est censée prévenir. Même le père de la doctrine de l’endiguement de l’expansionnisme soviétique en 1946, George F. Kennan, dénonce dès 1997 l’élargissement de l’OTAN comme “la plus fatale erreur de politique américaine depuis la guerre”. “Cette décision de l’Occident, prévient l’ancien diplomate, va porter préjudice au développement de la démocratie russe, en rétablissant l’atmosphère de la Guerre froide <…>. Les Russes n’auront d’autre choix que d’interpréter l’expansion de l’Otan comme une action militaire. Ils iront chercher ailleurs des garanties pour leur sécurité et leur avenir”. Critique de l’hubris américaine, M. Jack Matlock, l’ambassadeur des États-Unis en Union soviétique entre 1987 et 1991, note que “trop d’hommes politiques américains voient la fin de la guerre froide comme s’il s’agissait d’une quasi-victoire militaire. <…> La question n’aurait pas dű être – élargir et non l’OTAN – mais plutôt d’explorer comment les États-Unis pouvaient garantir aux pays d’Europe centrale que leur indépendance serait préservée et, en même temps, créer en Europe un système de sécurité qui aurait confié la responsabilité de l’avenir du continent aux Européens eux-mêmes”16.
Dans les années 1990, affaiblie par le chaos économique et social, la Russie n’a guère les moyens de défendre ses intérêts géopolitiques. Mais la timidité de sa réaction tient aussi à sa volonté de préserver son statut de grande puissance en tant que partenaire privilégié des Américains. Or, sur ce point, les Occidentaux ont laissé à la Russie quelques raisons d’espérer. Moscou a récupéré son arsenal nucléaire dispersé dans les anciennes républiques soviétiques avec la bénédiction de Washington; elle conserve son siège au conseil de sécurité des Nations; elle se voit offrir de siéger dans le club des grandes puissances capitalistes, le G7. “Il régnait à l’époque une atmosphère d’euphorie, se rappelle l’ancien vice-ministre des affaires étrangères (1986–1990) Anatoli Adamichine, nous pensions être dans “le même bateau que l’Occident”17”. Les dirigeants russes ne présentent pas tout . de suite l’élargissement comme une menace militaire. Ils s’inquiètent plutôt de leur isolement, qu’ils s’efforcent de prévenir en avançant une série de propositions18. Boris Eltsine formule dès décembre 1991 le souhait que son pays rejoigne l’organisation “à long terme”. Son ministre des affaires étrangères russe Andreï Kozyrev évoque la possibilité de subordonner l’Alliance aux décisions à la CSCE (en passe de devenir l’OSCE).