qui m'entourent et me supportent sans que je les connaisse; ceux qui viennent et ceux qui s'en vont ; ceux-la surtout qui, dans la verite ou a travers l'erreur, a leur bureau, a leur laboratoire ou a l'usine, croient au progres des Choses, et poursuivront passionnement aujourd'hui la lumiere.
Cette multitude agitee, trouble ou distincte, dont l'immensite nous epouvante, -- cet Ocean humain, dont les lentes et monotones oscillations jettent le trouble dans les coeurs les plus croyants, je veux qu'en ce moment mon etre resonne a son murmure profond. Tout ce qui va augmenter dans le Monde, au cours de cette journee, tout ce qui va diminuer, -- tout ce qui va mourir, aussi, -- voila. Seigneur, ce que je m'efforce de ramasser en moi pour vous le tendre; voila la matiere de mon sacrifice, le seul don't vous ayez envie.
Jadis, on trainait dans votre temple les premices des recoltes et la fleur des troupeaux. L'offrande que vous attendez vraiment, celle dont vous avez mysterieusement besoin chaque jour pour apaiser votre faim, pour etancher votre soif, ce n'est rien moins que l'accroissement du Monde emporte par l'universel devenir.
Recevez, Seigneur, cette Hostie totale que la Creation, mue par votre attrait, vous presente a l'aube nouvelle. Ce pain, notre effort, il n'est de lui-meme, je le sais, qu'une desagregation immense. Ce vin, notre douleur, il n'est encore, helas qu'un dissolvant breuvage. Mais, au fond de cette masse informe, vous avez mis -- j'en suis sur, parce que je le sens -- un irresistible et sanctifiant desir qui nous fait tous crier, depuis l'impie jusqu'au fidele : "Seigneur, faites-nous un ! "
Parce que, a defaut du zele spirituel et de la sublime purete de vos Saints, vous m'avez donne, mon Dieu, une sympathie irresistible pour tout ce qui se meut dans la matiere obscure, -- parce que, irremediablement, je reconnais en moi, bien plus qu'un enfant du Ciel, un fils de la Terre, -- je monterai, ce matin, en pensee, sur les hauts lieux, charge des esperances et des miseres de ma mere; et la, -- fort d'un sacerdoce que vous seul, je le crois, m'avez donne, -- sur tout ce qui, dans la Chair humaine, s'apprete a naitre ou a perir sous le soleil qui monte, j'appellerai le Feu.
Le feu au-dessus du monde
Le Feu, ce principe de l'etre, nous sommes domines par l'illusion tenace qu'il sort des profondeurs de la Terre, et que sa flamme s'allume progressivement le long du brillant sillage de la Vie. Vous m'avez fait la grace, Seigneur, de comprendre que cette vision etait fausse, et que, pour vous apercevoir, je devais la renverser.
Au commencement, il y avait la puissance intelligente, aimante et active.
Au commencement, il y avait le Verbe souverainement capable de s'assujettir et de petrir toute Matiere qui naitrait.
Au commencement, il n'y avait pas le froid et les tenebres; il y avait le Feu.
Voila la Verite. Ainsi donc, bien loin que de notre nuit jaillisse graduellement la lumiere, c'est la lumierе preexistante qui, patiemment et infailliblement, elimine nos ombres. Nous autres, creatures, nous sommes, par nous-memes, le Sombre et le Vide. Vous etes, mon Dieu, le fond meme et la stabilite du Milieu eternel, sans duree ni espace, en qui, graduellement, notre Univers emerge et s'acheve, en perdant les limites par ou il nous parait si grand. Tout est etre, il n'y a que de l'etre partout, hors de la fragmentation des creatures, et de l'opposition de leurs atomes.
Esprit brulant, Feu fondamental et personnel, Terme reel d'une union mille fois plus belle et desirable que la fusion destructrice imaginee par n'importe quel pantheisme, daignez, cette fois encore, descendre, pour lui donner une ame, sur la frele pellicule de matiere nouvelle dont va s'envelopper le Monde, aujourd'hui.
Je le sais. Nous ne saurions dicter ni meme anticiper, le moindre de vos gestes. De Vous, toutes les initiatives, a commencer par celle de ma priere.
Verbe etincelant, Puissance ardente, Vous qui petrissez le Multiple pour lui insuffler votre vie, abaissez, je vous prie, sur nous, vos mains puissantes, vos mains prevenantes, vos mains omnipresentes, ces mains qui ne touchent ni ici, ni la (comme ferait une main humaine), mais qui,
melees a la profondeur et a l'universalite presente et passee des Choses, nous atteignent simultanement par tout ce qu'il y a de plus vaste et de plus interieur, en nous et autour de nous.
De ces mains invincibles, preparez, par une adaptation supreme, pour la grande oeuvre que vous meditez, l'effort terrestre dont je vous presente en ce moment, ramassee dans mon coeur, la totalite.
Remaniez-le, cet effort, rectifiez-le, refondez-le jusque dans ses origines, vous qui savez pourquoi il est impossible que la creature naisse autrement que portee sur la tige d'une interminable evolution.
Et maintenant, prononcez sur lui, par ma bouche, la double et efficace parole, sans laquelle tout branle, tout se denoue, dans notre sagesse et dans notre experience, - avec laquelle tout se rejoint et tout se consolide a perte de vue dans nos speculations et notre pratique de l'Univers. - Sur toute vie qui va germer, croitre, fleurir et murir en ce jour, repetez : "Ceci est mon corps." - Et, sur toute mort qui s'apprete a ronger, a fletrir, a couper, commandez (mystere de foi par excellence): "Ceci est mon sang!"
Le feu dans le monde
C'est fait.
Le Feu, encore une fois, a penetre la Terre.
Il n'est pas tombe bruyamment sur les cimes, comme la foudre en son eclat. Le Maitre force-t-il les portes pour entrer chez lui?
Sans secousse, sans tonnerre, la flamme a tout illumine par le dedans. Depuis le coeur du moindre atome jusqu'a l'energie des lois les plus universelles, elle a si naturellement envahi individuellement et dans leur ensemble, chaque element, chaque ressort, chaque liaison de notre Cosmos, que celui-ci, pourrait-on croire, s'est enflamme spontanement.
Dans la nouvelle Humanite qui s'engendre aujourd'hui, le Verbe a prolonge l'acte sans fin de sa naissance; et, par la vertu de son immersion au sein du Monde, les grandes eaux de la Matiere, sans un frisson, se sont chargees de vie. Rien n'a fremi, en apparence, sous l'ineffable transformation. Et cependant, mysterieusement et reellement, au conta& de la substantielle Parole, l'Univers, immense Hostie, est devenu Chair. Toute matiere est desormais incarnee, mon Dieu, par votre Incarnation.
L'Univers, il y a longtemps que nos pensees et nos experiences humaines avaient reconnu les estranges proprietes qui le font si pareil a une Chair...
Comme la Chair, il nous attire par le charme qui flotte dans le mystere de ses plis et la profondeur de ses yeux.
Comme la Chair, il se decompose et nous echappe sous le travail de nos analyses, de nos decheances, et de sa propre duree.
Comme la Chair, il ne s'etreint vraiment que dans l'effort sans fin pour l'atteindre toujours au-dela de ce qui nous est donne.
Ce melange troublant de proximite et de distance, nous le sentons tous, Seigneur, en naissant. Et il n'y a pas, dans l'heritage de douleur et d'esperance que se transmettent les ages, il n'y a pas de nostalgie plus desolee que celle qui fait pleurer l'homme d'irritation et de desir au sein de la Presence qui flotte impalpable et anonyme, en toutes choses, autour de lui : "Si forte attrectent eum."
Maintenant, Seigneur, par la Consecration du Monde, la lueur et le parfum flottant dans l'Univers prennent pour moi corps et visage, en Vous. Ce qu'entrevoyait ma pensee hesitante, ce que reclamait mon coeur par un desir invraisemblable, vous me le donnez magnifiquement : que les creatures soient non seulement tellement solidaires entre elles, qu'aucune ne puisse exister sans toutes les autres pour l'entourer, - mais qu'elles soient tellement suspendues a un meme centre reel, qu'une veritable Vie, subie en commun, leur donne, en definitive, leur consistance et leur union.