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– C’est bien pour cela que je dis: Pauvre petite!

Jacqueline boudait un peu. Mais cela ne durait pas longtemps. Le bon rire de Marthe la d?sarmait. Elle l’embrassait, en feignant d’?tre f?ch?e. Au fond, on ne laisse pas, ? cet ?ge, d’?tre secr?tement flatt? des pr?sages m?lancoliques pour plus tard, beaucoup plus tard. De loin, le malheur s’aur?ole de po?sie; et l’on ne craint rien tant que la m?diocrit? de la vie.

Jacqueline ne s’apercevait point que le visage de la tante devenait toujours plus bl?me. Elle remarquait bien que Marthe sortait de moins en moins; mais elle l’attribuait ? sa manie casani?re, dont elle se moquait. Une ou deux fois, en venant faire visite, elle croisa le m?decin qui sortait. Elle avait demand? ? la tante:

– Est-ce que tu es malade?

Marthe r?pondait:

– Ce n’est rien.

Mais voici qu’elle cessait m?me de venir au d?ner hebdomadaire chez les Langeais. Jacqueline, indign?e, alla lui en faire des reproches amers.

– Ma ch?rie, disait doucement Marthe, je suis un peu fatigu?e.

Mais Jacqueline ne voulait rien entendre. Mauvais pr?texte!

– Belle fatigue, de venir chez nous, deux heures par semaine! Tu ne m’aimes pas. Tu n’aimes que le coin de ton feu.

Mais quand elle raconta chez elle, toute fi?re, son algarade, Langeais la tan?a vertement:

– Laisse ta tante tranquille! Tu ne sais donc pas que la pauvre femme est tr?s malade!

Jacqueline p?lit; et, d’une voix tremblante, elle demanda ce qu’avait la tante. On ne voulait pas le lui dire. ? la fin, elle r?ussit ? savoir que Marthe se mourait d’un cancer ? l’intestin; il y en avait pour quelques mois.

Jacqueline eut des jours d’?pouvante. Elle se rassurait un peu, quand elle voyait la tante. Marthe, par bonheur, ne souffrait pas trop. Elle gardait son sourire tranquille, qui, sur son visage diaphane, paraissait le reflet d’une lampe int?rieure. Jacqueline se disait:

– Non, ce n’est pas possible, ils se sont tromp?s, elle ne serait pas si calme…

Elle reprenait le r?cit de ses petites confidences, auxquelles Marthe pr?tait encore plus d’int?r?t qu’avant. Seulement, parfois, au milieu de la conversation, la tante sortait de la chambre, sans trahir qu’elle souffr?t; et elle ne reparaissait que lorsque la crise ?tait pass?e et ses traits rass?r?n?s. Elle ne voulait point d’allusion ? son ?tat, elle essayait de le cacher; peut-?tre avait-elle besoin de n’y pas trop penser: le mal, dont elle se savait rong?e, lui faisait horreur, elle en d?tournait son esprit; tout son effort ?tait de ne plus troubler la paix de ses derniers mois. Le d?nouement fut plus prompt qu’on ne pensait. Bient?t elle ne re?ut plus personne que Jacqueline. Puis, les visites de Jacqueline durent devenir plus br?ves, Puis, vint le jour de la s?paration. Marthe, ?tendue dans son lit, d’o? elle ne sortait plus depuis des semaines, prit cong? tendrement de sa petite amie, avec des mots tr?s doux et consolants. Et puis, elle s’enferma, pour mourir.

Jacqueline passa par des mois de d?sespoir. La mort de Marthe co?ncidait avec les pires heures de cette d?tresse morale, contre laquelle Marthe ?tait la seule ? la d?fendre. Elle se trouva dans un abandon indicible. Elle aurait eu besoin d’une foi, qui la sout?nt. Il semblait que ce soutien n’aurait pas d? lui manquer: on lui avait fait pratiquer ses devoirs religieux; sa m?re les pratiquait exactement aussi. Mais voil?, justement: sa m?re les pratiquait; mais la tante Marthe ne les pratiquait pas. Et le moyen de ne pas faire la comparaison! Les yeux d’enfant saisissent bien des mensonges, que les plus ?g?s ne pensent plus ? remarquer; ils notent bien des faiblesses et des contradictions. Jacqueline observait que sa m?re et ceux qui disaient croire avaient aussi peur de la mort que s’ils n’avaient pas cru. Non, ce n’?tait pas l? un soutien suffisant… Par l?-dessus, des exp?riences personnelles, des r?voltes, des r?pugnances, un confesseur maladroit qui l’avait bless?e… Elle continuait de pratiquer, mais sans foi, comme on fait des visites, parce qu’on est bien ?lev?e. La religion, comme le monde, lui paraissait n?ant. Son seul recours ?tait le souvenir de la morte, dont elle s’enveloppait. Elle avait beaucoup ? se reprocher envers celle que, nagu?re, son ?go?sme juv?nile n?gligeait et qu’aujourd’hui il appelait en vain. Elle id?alisait sa figure; et le grand exemple que Marthe lui avait laiss? d’une vie profonde et recueillie lui faisait prendre en d?go?t la vie du monde, sans s?rieux et sans v?rit?. Elle n’en voyait plus que les hypocrisies; et ces aimables compromissions, qui, en d’autres temps, l’eussent amus?e, la r?voltaient. Elle avait une hyperesth?sie morale: tout la faisait souffrir; sa conscience ?tait ? nu. Ses yeux s’ouvrirent sur certains faits, qui avaient ?chapp? jusque-l? ? son insouciance. Un d’entre eux la blessa jusqu’au sang.

Elle ?tait, une apr?s-midi, dans le salon de sa m?re. Mme Langeais avait une visite, – un peintre ? la mode, bell?tre et pr?tentieux, habitu? de la maison, mais non pas tr?s intime. Jacqueline crut sentir que sa pr?sence g?nait les deux autres; d’autant plus, elle resta. Mme Langeais, l?g?rement ?nerv?e, la t?te engourdie par un peu de migraine, ou par un de ces cachets contre la migraine que les dames d’aujourd’hui croquent comme des bonbons et qui ach?vent de vider leur petit cerveau, ne surveillait pas trop ce qu’elle disait. Au cours de la conversation, elle appela ?tourdiment le visiteur:

– Mon ch?ri…

Elle s’en aper?ut aussit?t. Il ne broncha pas plus qu’elle; et ils poursuivirent leur causerie c?r?monieuse. Jacqueline, qui ?tait occup?e ? servir le th?, faillit, dans son saisissement, laisser glisser une tasse. Elle eut l’impression que, derri?re son dos, ils ?changeaient un sourire d’intelligence. Elle se retourna, et saisit leurs regards complices, qui sur-le-champ se voil?rent. – Sa d?couverte la bouleversa. Cette jeune fille, librement ?lev?e, qui avait souvent entendu parler et qui parlait elle-m?me en riant d’intrigues de ce genre, ?prouva une souffrance intol?rable, quand elle vit que sa m?re… Sa m?re, non, ce n’?tait pas la m?me chose!… Avec son exag?ration ordinaire, elle passa d’un extr?me ? l’autre. Elle n’avait rien soup?onn? jusque-l?. D?s lors, elle soup?onna tout. Elle s’acharnait ? interpr?ter tel et tel d?tails dans la conduite pass?e de sa m?re. Et sans doute, la l?g?ret? de Mme Langeais ne pr?tait que trop ? ces suppositions; mais Jacqueline y ajoutait. Elle e?t voulu se rapprocher de son p?re, qui avait toujours ?t? plus pr?s d’elle, et dont l’intelligence avait pour elle beaucoup d’attrait. Elle e?t voulu l’aimer davantage, le plaindre. Mais Langeais ne semblait avoir aucun besoin d’?tre plaint; et l’esprit surexcit? de la jeune fille fut travers? de ce soup?on, plus affreux encore que le premier, – que son p?re n’ignorait rien, mais qu’il trouvait plus commode de ne rien savoir, et que pourvu qu’il ag?t lui-m?me ? sa guise, le reste lui ?tait indiff?rent.

Alors, Jacqueline se sentit perdue. Elle n’osait pas les m?priser. Elle les aimait. Mais elle ne pouvait plus vivre l?. Son amiti? pour Simone Adam ne lui ?tait d’aucun secours. Elle jugeait avec s?v?rit? les faiblesses de son ancienne compagne. Elle ne s’?pargnait pas; elle souffrait de ce qu’elle voyait en elle de laid et de m?diocre; elle s’accrochait d?sesp?r?ment au souvenir pur de Marthe. Mais ce souvenir m?me s’effa?ait; elle sentait que le flot des jours le recouvrirait, en laverait l’empreinte. Et alors, tout serait fini; elle serait pareille aux autres, noy?e dans le bourbier… Oh! sortir ? tout prix de ce monde! Sauvez-moi! Sauvez-moi!…

*

En ces jours de d?laissement fi?vreux, de d?go?t passionn?, et d’attente mystique, o? elle tendait les mains vers un Sauveur inconnu, Jacqueline rencontra Olivier.

Mme Langeais n’avait pas manqu? d’inviter Christophe, qui ?tait, cet hiver, le musicien ? la mode. Christophe ?tait venu, et, suivant son habitude, il ne s’?tait pas mis en frais. Mme Langeais ne l’en avait pas moins trouv? charmant: – il pouvait tout se permettre, pendant qu’il ?tait ? la mode; on le trouverait toujours charmant; c’?tait l’affaire de quelques mois… – Jacqueline se montra moins charm?e; le seul fait que Christophe f?t lou? par certaines gens suffisait ? la mettre en d?fiance. Au reste, la brusquerie de Christophe, sa fa?on de parler fort, sa gaiet?, la blessaient. Dans son ?tat d’esprit, la joie de vivre lui semblait grossi?re; elle cherchait le clair-obscur m?lancolique de l’?me, et elle se figurait qu’elle l’aimait. Il faisait trop jour en Christophe. Mais comme elle rusait avec lui, il parla d’Olivier: il ?prouvait le besoin d’associer son ami ? tout ce qui lui arrivait d’heureux. Il en parla si bien que Jacqueline, troubl?e par la vision d’une ?me qui s’accordait avec sa propre pens?e, le fit aussi inviter. Olivier n’accepta pas tout de suite: ce qui permit ? Christophe et ? Jacqueline d’achever de lui ? loisir un portrait imaginaire, auquel il fallut bien qu’il ressembl?t, lorsqu’enfin il se d?cida ? venir.

Il vint, mais ne parla gu?re. Il n’avait pas besoin de parler. Ses yeux intelligents, son sourire, la finesse de ses mani?res, la tranquillit? qui l’enveloppait et qui rayonnait, devaient s?duire Jacqueline. Christophe, par contraste, faisait valoir Olivier. Elle n’en montrait rien, par peur du sentiment qui naissait; elle continuait de ne causer qu’avec Christophe: mais c’?tait d’Olivier. Christophe, trop heureux de parler de son ami, ne s’apercevait pas du plaisir que Jacqueline trouvait ? ce sujet d’entretien. Il parlait aussi de lui-m?me, et elle l’?coutait avec complaisance, bien que cela ne l’int?ress?t nullement; puis, sans en avoir l’air, elle ramenait la conversation ? des ?pisodes de sa vie o? se trouvait Olivier.

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