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– De qui m?dit-on?

Olivier rougissait de honte, ? mesure qu’il parcourait le journal, et il se disait:

– J’ai bien travaill?!

Il eut peine ? faire son cours. Aussit?t d?livr?, il courut ? la maison. Quelle fut sa consternation, quand il apprit que Christophe ?tait d?j? sorti avec des journalistes! Il l’attendit pour d?jeuner. Christophe ne revint pas. D’heure en heure, Olivier, plus inquiet pensait:

– Que de sottises ils lui font dire!

Vers trois heures, Christophe rentra, tout guilleret. Il avait d?jeun? avec Ars?ne Gamache, et sa t?te ?tait un peu brouill?e par le champagne qu’il avait bu. Il ne comprit rien aux inqui?tudes d’Olivier, qui lui demandait anxieusement ce qu’il avait dit et fait.

– Ce que j’ai fait? Un fameux d?jeuner. Il y avait longtemps que je n’avais aussi bien mang?.

Il lui raconta le menu.

– Et des vins… J’en ai absorb? de toutes les couleurs.

Olivier l’interrompit, pour lui parler des convives.

– Les convives?… Je ne sais pas. Il y avait Gamache, un homme tout rond, franc comme l’or; Clodomir, l’auteur de l’article, un gar?on charmant; trois ou quatre journalistes que je ne connais pas, tr?s gais, tous bons et charmants pour moi, la cr?me des braves gens.

Olivier n’avait pas l’air convaincu. Christophe ?tait ?tonn? de son peu d’enthousiasme.

– Est-ce que tu n’as pas lu l’article?

– Si. Justement. Et toi, est-ce que tu l’as bien lu?

– Oui… C’est-?-dire, j’ai jet? un coup d’?il. Je n’ai pas eu le temps.

– Eh bien, lis donc un peu.

Christophe lut. Aux premi?res lignes, il s’esclaffa.

– Ah! l’imb?cile! fit-il.

Il se tordait de rire.

– Bah! continua-t-il, tous les critiques se valent. Ils ne connaissent rien.

Mais ? mesure qu’il lisait, il commen?ait ? se f?cher: c’?tait trop b?te, on le rendait ridicule. Qu’on voul?t faire de lui «un musicien r?publicain» cela n’avait aucun sens… Enfin, passons sur cette calembredaine!… Mais qu’on oppos?t son art «r?publicain» ? «l’art de sacristie» des ma?tres venus avant, – (lui qui se nourrissait de l’?me de ces grands hommes), – c’?tait trop…

– Bougres de cr?tins! Ils vont me faire passer pour un idiot!…

Et puis, quelle raison d’?reinter, ? son sujet, des musiciens fran?ais de talent, qu’il aimait plus ou moins, – (et plut?t moins que plus), – mais qui savaient leur m?tier et y faisaient honneur? Et, – le pire, – on lui pr?tait des sentiments odieux ? l’?gard de son pays!… Non, cela ne pouvait se supporter…

– Je m’en vais leur ?crire, dit Christophe.

Olivier s’interposa.

– Non, pas maintenant! Tu es trop excit?. Demain, ? t?te repos?e…

Christophe s’obstina. Quand il avait quelque chose ? dire, il ne pouvait attendre. Il promit seulement ? Olivier de lui montrer sa lettre. Ce ne fut pas inutile. La lettre d?ment r?vis?e, o? il s’attachait surtout ? rectifier les opinions qu’on lui attribuait sur l’Allemagne, Christophe courut la mettre ? la poste.

– Comme cela, dit-il en revenant, il n’y a que demi-mal: la lettre para?tra demain.

Olivier secoua la t?te, d’un air de doute. Puis, toujours pr?occup?, il demanda ? Christophe, en le regardant bien dans les yeux:

– Christophe, tu n’as rien dit d’imprudent, au d?ner?

– Mais non, fit Christophe en riant.

– Bien s?r?

– Oui, poltron.

Olivier fut un peu rassur?. Mais Christophe ne l’?tait gu?re. Il venait de se rappeler qu’il avait parl?, ? tort et ? travers. Tout de suite, il s’?tait mis ? l’aise. Pas un instant, il n’avait song? ? se d?fier des gens: ils lui semblaient si cordiaux, si bien dispos?s pour lui! Et en v?rit?, ils l’?taient. On est toujours bien dispos? pour ceux ? qui l’on a fait du bien. Et Christophe t?moignait une joie si franche qu’elle se communiquait aux autres. Son affectueux sans-fa?on, ses boutades joviales, son ?norme app?tit, et la rapidit? avec laquelle les liquides disparaissaient, sans l’?mouvoir, dans son gosier, n’?taient pas pour d?plaire ? Ars?ne Gamache, solide ? table, lui aussi, rude, rustaud et sanguin, plein de m?pris pour les gens qui ne se portaient pas bien, pour ceux qui n’osent pas manger ni boire, pour les petits claqu?s parisiens. Il jugeait d’un homme ? table. Il appr?cia Christophe. S?ance tenante, il lui proposa de faire monter son Gargantua , en op?ra, ? l’Op?ra. – (Le comble de l’art, pour ces bourgeois fran?ais, ?tait alors de mettre sur la sc?ne la Damnation de Faust , ou les Neuf Symphonies .) – Christophe, que cette id?e burlesque fit ?clater de rire, eut beaucoup de peine ? l’emp?cher de t?l?phoner ses ordres ? la direction de l’Op?ra, ou au minist?re des Beaux-Arts: – (? en croire Gamache, il semblait que tous ces gens fussent ? son service.) – Et cette proposition lui rappelant l’?trange d?guisement qu’on avait fait nagu?re de son po?me symphonique David , il se laissa aller ? raconter l’histoire de la repr?sentation organis?e par le d?put? Roussin, pour les d?buts de sa belle amie [1] . Gamache, qui n’aimait point Roussin, fut enchant?; et Christophe, mis en verve par les vins g?n?reux et la sympathie de l’auditoire, se lan?a dans d’autres histoires indiscr?tes, dont ceux qui les ?coutaient ne perdirent rien. Seul, Christophe les avait oubli?es en sortant de table. Et voici qu’? la question d’Olivier, elles lui revenaient ? l’esprit. Il sentait un petit frisson lui courir, le long de l’?chine. Car il ne se faisait pas d’illusion; il avait suffisamment d’exp?rience, pour se douter de ce qui allait se passer; ? pr?sent que sa griserie ?tait tomb?e, il le voyait aussi nettement que si c’?tait d?j? fait: ses indiscr?tions d?form?es, publi?es en ?chos de gazette m?disante; ses boutades artistiques chang?es en armes de guerre. Quant ? sa lettre de rectification, il savait, aussi bien qu’Olivier, ? quoi s’en tenir l?-dessus: r?pondre ? un journaliste, c’est perdre son encre; un journaliste ? toujours le dernier mot.

Tout se passa, de point en point, comme Christophe l’avait pr?vu. Les indiscr?tions parurent, et la lettre de rectification ne parut pas. Gamache se contenta de lui faire dire qu’il reconnaissait l? sa g?n?rosit? de c?ur, que de tels scrupules l’honoraient; mais il garda jalousement le secret de ces scrupules; et les opinions fausses, attribu?es ? Christophe, continu?rent de se r?pandre, soulevant des critiques acerbes dans les journaux parisiens, puis de l? en Allemagne, o? l’on s’indigna qu’un artiste allemand s’exprim?t avec aussi peu de dignit? sur le compte de son pays.

Christophe cr?t tr?s habile de profiter de l’interview que lui faisait subir le reporter d’un autre journal, pour protester de son amour pour le Deutsches Reich , o? l’on ?tait, disait-il, pour le moins aussi libre qu’en R?publique fran?aise. – Il parlait au repr?sentant d’un journal conservateur, qui lui pr?ta sur-le-champ des d?clarations anti-r?publicaines.

– De mieux en mieux! dit Christophe. Ah! ??, qu’est-ce que ma musique a ? faire avec la politique?

– C’est l’habitude chez nous, dit Olivier. Regarde les batailles qui se livrent sur le dos de Beethoven. Les uns font de lui un jacobin, les autres un calotin, ceux-l? un P?re Duchesne [2] , ceux-ci un valet de prince.

– Ah! comme il leur flanquerait ? tous son pied au cul!

– Eh bien, fais de m?me.

Christophe en avait bien envie. Mais il ?tait trop bon gar?on avec ceux qui ?taient aimables pour lui. Olivier n’?tait jamais rassur?, quand il le laissait seul. Car on venait toujours l’interviewer; et Christophe avait beau promettre de se surveiller: il ne pouvait s’emp?cher d’?tre expansif. Il disait tout ce qui lui passait par la t?te. Il arrivait des journalistes femelles, qui se disaient ses amies et le faisaient causer de ses aventures sentimentales. D’autres se servaient de lui pour dire du mal de tel ou tel. Quand Olivier rentrait, il trouvait Christophe tout penaud.

– Encore quelque b?tise? demandait-il.

– Toujours, disait Christophe, atterr?.

– Tu es donc incorrigible!

– Je suis bon ? enfermer… Mais cette fois, je te jure, c’est la derni?re.

– Oui, oui, jusqu’? la prochaine…

– Non, cette fois, c’est fini.

Le lendemain, Christophe triomphant dit ? Olivier:

– Il en est venu encore un. Je l’ai fichu ? la porte.

– Il ne faut pas exag?rer, dit Olivier. Sois prudent avec eux. «Cet animal est tr?s m?chant…» Il vous attaque, quand on se d?fend… Il leur est si facile de se venger! Ils tirent parti des moindres mots qu’on dit.

Christophe se passa la main sur le front:

– Ah! bon Dieu!

– Qu’est-ce qu’il y a encore?

– C’est que je lui ai dit, en fermant la porte…



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