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C’?tait une blonde adolescente, maigre et charmante, aux fins cheveux ondulant comme de petits flots autour du front ?troit et limpide, de fins sourcils sur des paupi?res un peu lourdes, les yeux d’un bleu de pervenche, un nez d?licat aux narines palpitantes, les tempes l?g?rement creus?es, le menton capricieux, une bouche spirituelle et voluptueuse, aux coins relev?s, le sourire «parmesanesque» d’un petit faune pur. Elle avait le cou long et fr?le, le corps d’une maigreur ?l?gante, quelque chose d’heureux et de soucieux, dans sa jeune figure qu’enveloppait l’?nigme inqui?tante du printemps qui s’?veille, – Fr?hlingserwachen . – Elle se nommait Jacqueline Langeais.

Elle n’avait pas vingt ans. Elle ?tait de famille catholique, riche, distingu?e, d’esprit libre. Son p?re, ing?nieur intelligent, inventif et d?brouillard, ouvert aux id?es nouvelles, avait fait sa fortune, gr?ce ? son travail, ses relations politiques, et son mariage. Mariage d’amour et d’argent – (le seul vrai mariage d’amour pour ces gens-l?) – avec une jolie femme, tr?s parisienne, du monde de la finance. L’argent ?tait rest?; l’amour ?tait parti. Il s’en ?tait conserv? pourtant quelques ?tincelles: car il avait ?t? vif, de part et d’autre; mais ils ne se piquaient pas d’une fid?lit? exag?r?e. Chacun allait ? ses affaires et ? ses plaisirs; et ils s’entendaient ensemble, en bons camarades ?go?stes, sans scrupules, et prudents.

Leur fille ?tait entre eux un lien, tout en faisant l’objet d’une rivalit? sourde: car ils l’aimaient jalousement. Chacun se retrouvait en elle, avec ses d?fauts pr?f?r?s, qu’id?alisait la gr?ce de l’enfance; et il cherchait sournoisement ? la d?rober ? l’autre. L’enfant n’avait pas manqu? de le sentir, avec la candeur rou?e de ces petits ?tres qui n’ont que trop de tendance ? croire que l’univers gravite autour d’eux; et elle en tira parti. Elle provoquait entre eux une surench?re d’affection. Il n’?tait pas un caprice qu’elle ne fut certaine de voir favoriser par l’un, si l’autre le refusait; et l’autre ?tait si vex? d’avoir ?t? distanc? qu’aussit?t il offrait encore plus que le premier n’avait accord?. Elle avait ?t? indignement g?t?e; et il ?tait heureux que sa nature n’e?t rien de mauvais, – si ce n’?tait l’?go?sme, commun ? presque tous les enfants, mais qui, chez les enfants trop choy?s et trop riches, prend des formes maladives qu’il doit ? l’absence d’obstacles.

M. et Mme Langeais, qui l’adoraient, se seraient pourtant bien gard?s de lui rien sacrifier de leurs convenances personnelles. Ils laissaient l’enfant seule, une grande partie du jour. Le temps ne lui manquait point pour songer. Pr?coce et vite avertie par les propos imprudents, tenus en sa pr?sence, – (car on ne se g?nait gu?re), – quand elle avait six ans, elle racontait ? ses poup?es de petites histoires d’amour, dont les personnages ?taient le mari, la femme et l’amant. Il va de soi qu’elle n’y entendait pas malice. Du jour o? elle entrevit sous les mots l’ombre d’un sentiment, ce fut fini pour les poup?es: elle garda ses histoires pour elle. Elle avait un fonds de sensualit? innocente, qui r?sonnait dans le lointain comme des cloches invisibles, l?-bas, de l’autre c?t? de l’horizon. Par moments, le vent lui en apportait des bouff?es; cela sortait on ne savait d’o?, on en ?tait envelopp?, on se sentait rougir, la respiration vous manquait, de peur et de plaisir. On n’y comprenait rien. Et puis, cela disparaissait, comme cela ?tait venu. Rien ne s’entendait plus. ? peine un bourdonnement, une r?sonance imperceptible, dilu?e dans l’air bleu. On savait seulement que c’?tait l?-bas, de l’autre c?t? de la montagne, et que l?-bas il fallait aller, aller le plus vite possible: l?-bas ?tait le bonheur. Ah! Pourvu qu’on arriv?t!…

En attendant qu’on y f?t parvenu, on se faisait d’?tranges id?es sur ce qu’on trouverait. Car la grande affaire, pour l’intelligence de cette petite fille, ?tait de le deviner. Elle avait une amie de son ?ge, Simone Adam, avec qui elle s’entretenait de ces graves sujets. Chacune apportait ses lumi?res, son exp?rience de douze ans, les conversations entendues et les lectures butin?es en cachette. Dress?es sur la pointe des pieds, et s’accrochant aux pierres, les deux fillettes s’?vertuaient ? voir par-dessus le vieux mur qui leur cachait l’avenir. Mais elles avaient beau faire, et pr?tendre qu’elles voyaient ? travers les fissures: elles ne voyaient rien du tout. Elles ?taient un m?lange de candeur, de polissonnerie po?tique, et d’ironie parisienne. Elles disaient des choses ?normes, sans s’en douter; et de choses toutes simples elles se faisaient des mondes. Jacqueline, qui furetait partout sans que personne y trouv?t ? redire, fourrait son petit nez dans tous les livres de son p?re. Heureusement, elle ?tait prot?g?e contre les mauvaises rencontres par son innocence m?me et son instinct de petite fille tr?s propre: il suffisait d’une sc?ne ou d’un mot un peu crus pour la d?go?ter; tout de suite, elle laissait le livre, et passait au milieu des compagnies inf?mes, comme une chatte effarouch?e parmi les flaques d’eau sale, – sans une ?claboussure.

Les romans l’attiraient peu: ils ?taient trop pr?cis et trop secs. Ce qui lui faisait battre le c?ur d’?moi et d’esp?rance, c’?taient les livres des po?tes, – ceux qui parlaient d’amour, bien entendu. Ils se rapprochaient un peu de sa mentalit? de petite fille. Ils ne voyaient pas les choses, ils les imaginaient, ? travers le prisme du d?sir ou du regret; ils avaient l’air de regarder, comme elle, par les fentes du vieux mur. Mais ils savaient bien plus de choses, ils savaient toutes les choses qu’il s’agissait de savoir, et ils les enveloppaient de mots tr?s doux et myst?rieux, qu’il fallait d?mailloter avec d’infinies pr?cautions, pour trouver… pour trouver… Ah! l’on ne trouvait rien, mais l’on ?tait toujours sur le point de trouver…

Les deux curieuses ne se lassaient point. Elles se r?p?taient, ? mi-voix, avec un petit frisson, des vers d’Alfred de Musset ou de Sully-Prudhomme, o? elles imaginaient des ab?mes de perversit?; elles les copiaient; elles s’interrogeaient sur le sens cach? de passages, qui parfois n’en avaient pas. Ces petites bonnes femmes de treize ans, innocentes et effront?es, qui ne savaient rien de l’amour, discutaient, moiti? rieuses, moiti? s?rieuses, sur l’amour et la volupt?; et elles griffonnaient sur leur buvard, en classe, sous l’?il paterne du professeur, – un vieux papa tr?s doux et tr?s poli, – des vers comme ceux qu’il saisit un jour et dont il fut suffoqu?:

Laissez, oh! laissez-moi vous tenir enlac?es,

Boire dans vos baisers des amours insens?es,

Goutte ? goutte et longtemps!…

Elles suivaient les cours d’une institution richement achaland?e, dont les professeurs ?taient des ma?tres de l’Universit?. Elles y trouv?rent l’emploi de leurs aspirations sentimentales. Presque toutes ces petites filles ?taient amoureuses de leurs professeurs. Il suffisait qu’ils fussent jeunes et pas trop mal tourn?s, pour faire des ravages dans les c?urs. Elles travaillaient comme des anges, pour se faire bien voir de leur sultan. C’?taient des pleurs, quand, aux compositions, on ?tait mal class?e par lui. S’il faisait des ?loges, on rougissait, on p?lissait, on lui d?cochait des ?illades reconnaissantes et coquettes. Et s’il vous appelait ? part, pour donner des conseils ou faire des compliments, c’?tait le paradis. Il n’?tait pas besoin d’?tre un aigle pour leur plaire. ? la le?on de gymnastique, quand le professeur prenait Jacqueline dans ses bras pour la suspendre au trap?ze, elle en avait une petite fi?vre. Et quelle ?mulation enrag?e! Quels transports de jalousie! Quels coups d’?il humbles et enj?leurs au ma?tre, pour t?cher de le reprendre ? une insolente rivale! Au cours, lorsqu’il ouvrait la bouche pour parler, les plumes et les crayons se pr?cipitaient pour le suivre. Elles ne cherchaient pas ? comprendre, la grande affaire ?tait de ne pas perdre une syllabe. Et tandis qu’elles ?crivaient, ?crivaient, sans que leur regard curieux cess?t de d?tailler furtivement la figure et les gestes de l’idole, Jacqueline et Simone se demandaient tout bas:

– Crois-tu qu’il serait bien, avec une cravate ? pois bleus?

Puis, ce fut un id?al de chromos, de livres de vers romanesques et mondains, de gravures de modes po?tiques, – des amours pour des acteurs, des virtuoses, des auteurs morts ou vivants, Mounet-Sully, Samain, Debussy, – les regards ?chang?s avec des jeunes gens inconnus, au concert, dans un salon, dans la rue, et les passionnettes aussit?t ?bauch?es, en id?e, – un besoin perp?tuel de s’?prendre, d’?tre occup?es d’un amour, d’un pr?texte ? aimer. Jacqueline et Simone se confiaient tout: preuve ?vidente qu’elles ne sentaient pas grand’chose; c’?tait m?me le meilleur moyen pour n’avoir jamais un sentiment profond. En revanche, cela tournait ? l’?tat de maladie chronique, dont elles ?taient les premi?res ? se moquer, mais qu’elles cultivaient amoureusement. Elles s’exaltaient l’une l’autre. Simone, romanesque et prudente, imaginait plus d’extravagances. Mais Jacqueline, sinc?re et ardente, ?tait plus pr?s de les r?aliser. Vingt fois, elle faillit commettre les pires sottises… Toutefois, elle ne les commit point. C’est le cas ordinaire chez les adolescents: il y a des heures o? ces pauvres petites b?tes affol?es – (que nous avons tous ?t?) – sont ? deux doigts de se jeter, ceux-ci dans le suicide, celles-l? dans les bras du premier venu. Seulement, gr?ce ? Dieu, presque tous en restent l?. Jacqueline ?crivit dix brouillons de lettres passionn?es ? des gens, qu’? peine connaissait-elle de vue; mais elle n’en envoya rien, sauf une lettre enthousiaste, qu’elle ne signa point, ? un critique laid, vulgaire, ?go?ste, de c?ur sec et d’esprit r?tr?ci. Elle s’en ?tait ?prise, pour trois lignes o? elle avait d?couvert des tr?sors de sensibilit?. Elle s’enflamma aussi pour un grand acteur: il habitait pr?s de chez elle; chaque fois qu’elle passait devant la porte, elle se disait:

– Si j’entrais!

Et une fois, elle eut la hardiesse de monter ? son ?tage. Une fois l?, elle prit la fuite. De quoi lui e?t-elle parl?? Elle n’avait rien, rien du tout ? lui dire. Elle ne l’aimait point. Et elle le savait bien. Il y avait, pour moiti?, dans ses folies, une duperie volontaire. Et pour l’autre moiti?, c’?tait l’?ternel et d?licieux et stupide besoin d’aimer. Comme Jacqueline ?tait d’une race tr?s intelligente, elle n’en ignorait rien. Cela ne l’emp?chait point d’?tre folle. Un fou qui se conna?t en vaut deux.

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