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– Mon pauvre vieux, lui dit-elle, en souriant tristement, tendrement. Sommes-nous assez maladroits! Nous ne retrouverons jamais une occasion aussi belle, une pareille amiti?. Mais il n’y a pas moyen, il n’y a pas moyen. Nous sommes trop b?tes!…

Ils se regard?rent, penauds et attrist?s. Ils rirent pour ne pas pleurer, s’embrass?rent, et se s?par?rent, les larmes aux yeux. Jamais ils ne s’?taient aim?s autant qu’en se s?parant.

Et apr?s qu’elle fut partie, il revint ? l’art, son vieux compagnon… ? paix du ciel ?toil?!…

*

Peu de temps apr?s, Christophe re?ut une lettre de Jacqueline. C’?tait la troisi?me fois seulement qu’elle lui ?crivait; et le ton ?tait fort diff?rent de celui auquel elle l’avait accoutum?. Elle lui disait son regret de ne plus le voir, et l’invitait gentiment ? revenir, s’il ne voulait pas contrister deux amis qui l’aimaient. Christophe fut ravi, mais non pas trop ?tonn?. Il pensait bien que les dispositions injustes de Jacqueline ? son ?gard ne dureraient pas toujours. Il aimait ? se r?p?ter un mot railleur du vieux grand-p?re:

«T?t ou tard, il vient de bons moments aux femmes; il ne faut que la patience de les attendre.»

Il retourna donc chez Olivier, et fut accueilli avec joie. Jacqueline se montra pleine d’attentions; elle ?vitait le ton ironique qui lui ?tait naturel, prenait garde de rien dire qui p?t blesser Christophe, t?moignait de l’int?r?t pour ce qu’il faisait, et parlait avec intelligence de sujets s?rieux. Christophe la crut transform?e. Elle ne l’?tait que pour lui plaire. Jacqueline avait entendu parler des amours de Christophe avec l’actrice ? la mode, dont le r?cit avait d?fray? les bavardages parisiens; et Christophe lui ?tait apparu sous un jour tout nouveau: elle se prit de curiosit? pour lui. Lorsqu’elle le revit, elle le trouva beaucoup plus sympathique. Ses d?fauts m?me ne lui sembl?rent pas sans attrait. Elle s’aper?ut que Christophe avait du g?nie, et qu’il valait la peine de s’en faire aimer.

La situation du jeune m?nage ne s’?tait pas am?lior?e; elle avait m?me empir?. Jacqueline mourait d’ennui… Combien la femme est seule! Hors l’enfant, rien ne la tient; et l’enfant ne suffit pas ? la tenir toujours: car lorsqu’elle est vraiment femme, et non pas seulement femelle, lorsqu’elle a une ?me riche et une vie exigeante, elle est faite pour tant de choses, qu’elle ne peut accomplir seule, si on ne lui vient en aide!… L’homme est beaucoup moins seul, m?me quand il l’est le plus: son monologue suffit ? peupler son d?sert; et quand il est seul ? deux, il s’en accommode mieux, car il le remarque moins, il monologue toujours. Et il ne se doute pas que le son de cette voix qui continue imperturbablement de parler dans le d?sert, rend le silence plus terrible et le d?sert plus atroce pour celle qui est aupr?s de lui, et pour qui toute parole est morte que l’amour ne vivifie point. Il ne le remarque pas; il n’a pas, comme la femme, mis sur l’amour sa vie enti?re comme enjeu: sa vie est ailleurs occup?e… Qui occupera la vie de la femme et son d?sir immense, ces myriades ardentes de forces qui depuis quarante si?cles que dure l’humanit? se br?lent inutiles, offertes en holocauste ? deux seules idoles: l’amour ?ph?m?re, et la maternit?, cette sublime duperie, qui est refus?e ? des milliers d’entre les femmes, et ne remplit jamais que quelques ann?es de la vie des autres?

Jacqueline se d?sesp?rait. Elle avait des secondes d’effroi, qui la transper?ait comme des ?p?es. Elle pensait:

– «Pourquoi est-ce que je vis? Pourquoi est-ce que je suis n?e?»

Et son c?ur se tordait d’angoisse.

– «Mon Dieu, je vais mourir! Mon Dieu, je vais mourir!»

Cette pens?e la hantait, la poursuivait la nuit. Elle r?vait qu’elle disait:

– «Nous sommes en 1889».

– «Non, lui r?pondait-on. En 1909».

Elle se d?solait d’avoir vingt ans de plus qu’elle ne croyait.

– Cela va ?tre fini, et je n’ai pas v?cu! Qu’ai-je fait de ces vingt ans? Qu’ai-je fait de ma vie?»

Elle r?vait qu’elle ?tait quatre petites filles. Elles ?taient toutes quatre couch?es dans la m?me chambre, en des lits s?par?s. Toutes quatre avaient la m?me taille, et la m?me figure; mais l’une avait huit ans, l’autre quinze, l’autre vingt, l’autre trente. Il y avait une ?pid?mie. Trois ?taient d?j? mortes. La quatri?me se regardait dans la glace; et elle ?tait saisie d’?pouvante; elle se voyait, le nez pinc?, les traits tir?s… elle allait mourir aussi, – et alors ce serait fini…

– «… Qu’ai-je fait de ma vie?…»

Elle se r?veillait en larmes; et le cauchemar ne s’effa?ait point avec le jour, le cauchemar ?tait le jour. Qu’avait-elle fait de sa vie? Qui la lui avait vol?e?… Elle se prenait ? ha?r Olivier, complice innocent – (innocent! qu’importe, si le mal est le m?me!) – complice de la loi aveugle qui l’?crasait. Elle se le reprochait apr?s, car elle ?tait bonne; mais elle souffrait trop; et cet ?tre li? contre elle, qui ?touffait sa vie, bien qu’il souffr?t aussi, elle ne pouvait s’emp?cher de le faire souffrir davantage, afin de se venger. Ensuite, elle ?tait plus accabl?e, elle se d?testait; et elle sentait que si elle ne trouvait pas un moyen de se sauver, elle ferait plus de mal encore. Ce moyen, elle le cherchait, ? t?tons, autour d’elle; elle se raccrochait ? tout, comme quelqu’un qui se noie; elle essayait de s’int?resser ? quelque chose, une ?uvre, un ?tre, qui f?t en quelque sorte sa chose, son ?uvre, son ?tre. Elle t?chait de reprendre un travail intellectuel, elle apprenait des langues ?trang?res, elle commen?ait un article, une nouvelle, elle se mettait ? peindre, ? composer… En vain: elle se d?courageait, d?s le premier jour. C’?tait trop difficile. Et puis, «des livres, des ?uvres d’art! Qu’est-ce que cela? Je ne sais pas si je les aime, je ne sais pas si cela existe…» – Certains jours, elle causait avec animation, elle riait avec Olivier, elle semblait se passionner pour ce qu’ils disaient, elle cherchait ? s’?tourdir… En vain: brusquement, l’agitation tombait, le c?ur se gla?ait, elle se cachait, sans larmes, sans souffle, atterr?e. – Elle avait r?ussi en partie son ?uvre avec Olivier. Il devenait sceptique, il se mondanisait. Elle ne lui en savait aucun gr?; elle le trouvait faible comme elle. Presque tous les soirs, ils sortaient; elle promenait ? travers les salons parisiens son ennui angoiss?, que nul ne devinait sous l’ironie de son sourire toujours arm?. Elle cherchait qui l’aim?t et la sout?nt au-dessus du gouffre… En vain, en vain, en vain. ? son appel d?sesp?r?, rien ne r?pondait. Le silence.

Elle n’aimait point Christophe; elle ne pouvait souffrir ses mani?res rudes, sa franchise blessante, surtout son indiff?rence. Elle ne l’aimait point; mais elle avait le sentiment que lui, du moins, il ?tait fort, – un roc au-dessus de la mort. Et elle voulait s’agripper ? ce roc, ? ce nageur dont la t?te dominait les flots, ou le noyer avec elle…

Et puis, ce n’?tait plus assez d’avoir s?par? son mari de ses amis: il fallait les lui prendre. Les femmes les plus honn?tes ont parfois un instinct qui les pousse ? tenter jusqu’o? va leur pouvoir, et ? aller au del?. Dans cet abus de pouvoir, leur faiblesse se prouve sa force. Et quand la femme est ?go?ste et vaine, elle trouve un plaisir mauvais ? voler au mari l’amiti? de ses amis. La t?che est bien ais?e: il suffit de quelques ?illades. Il n’est gu?re d’homme, honn?te ou non, qui n’ait la faiblesse de mordre ? l’hame?on. Si ami que soit l’ami, il pourra bien ?viter l’action, mais en pens?e toujours il trompera l’ami. Et si celui-ci s’en aper?oit, c’est fini de leur amiti?: ils ne se regardent plus avec les m?mes yeux. – La femme qui joue ? ce jeu dangereux, en reste l?, le plus souvent, elle n’en demande pas plus: elle les tient tous les deux, d?sunis, ? sa merci.

Christophe remarquait les gentillesses de Jacqueline; elles ne le surprenaient point. Quand il avait de l’affection pour quelqu’un, il avait une tendance na?ve ? trouver naturel d’en ?tre aim? aussi sans arri?re-pens?e. Il r?pondait joyeusement aux avances de la jeune femme; il la trouvait charmante; il s’amusait de tout son c?ur, avec elle; et il la jugeait si favorablement qu’il n’?tait pas loin de croire qu’Olivier ?tait bien maladroit s’il ne r?ussissait pas ? ?tre heureux.

Il les accompagna dans une tourn?e de quelques jours qu’ils firent en automobile; et il fut leur h?te dans une maison de campagne que les Langeais avaient en Bourgogne – une vieille maison de famille, que l’on gardait ? cause de ses souvenirs, mais o? l’on n’allait gu?re. Elle ?tait isol?e au milieu des vignes et des bois; l’int?rieur ?tait d?labr?, les fen?tres mal jointes; on y respirait une odeur de moisi, de fruits m?rs, d’ombre fra?che et d’arbres ? r?sine chauff?s par le soleil. ? vivre avec Jacqueline, c?te ? c?te, pendant une suite de jours, Christophe se laissait peu ? peu envahir par un sentiment insinuant et doux, qui ne l’inqui?tait point; il ?prouvait une jouissance innocente, mais nullement immat?rielle, ? la voir, ? l’entendre, ? fr?ler ce joli corps, et ? boire le souffle de sa bouche. Olivier, un peu soucieux, se taisait. Il ne soup?onnait point; mais une inqui?tude vague l’oppressait, qu’il e?t rougi de s’avouer; pour s’en punir, il les laissait seuls ensemble, souvent. Jacqueline lisait en lui, et elle ?tait touch?e; elle avait envie de lui dire:

– Va, ne t’afflige pas, mon ami. C’est encore toi que j’aime le mieux.

Mais elle ne le disait point; et ils se laissaient aller tous trois ? l’aventure: Christophe ne se doutant de rien, Jacqueline ne sachant pas ce qu’elle voulait au juste, et s’en remettant au hasard de le lui faire savoir, Olivier seul, pr?voyant, pressentant, mais par pudeur d’amour-propre et d’amour, ne voulant pas y penser. Lorsque la volont? se tait, l’instinct parle; en l’absence de l’?me, le corps va son chemin.

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