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Mais ce qui passait tout, c’?tait quand la religion ?tait ? la mode! Alors, pendant le car?me, des com?diens lisaient au th??tre de la Ga?t? les sermons de Bossuet, avec accompagnement d’orgue. Des auteurs isra?lites ?crivaient pour des actrices isra?lites des trag?dies sur sainte Th?r?se. On jouait Chemin de Croix ? la Bodini?re, L’Enfant J?sus ? l’Ambigu, la Passion ? la Porte-Saint -Martin, J?sus ? l’Od?on, des Suites d’orchestre sur le Christ , au Jardin d’Acclimatation. Quelque brillant causeur, un po?te de l’amour voluptueux, faisait au Ch?telet une conf?rence sur la R?demption . Naturellement, de tout l’?vangile, ce que ces snobs avaient le mieux retenu, c’?tait Pilate et la Madeleine: – «Qu’est-ce que la V?rit? ?» et la vierge folle. – Et leurs Christs boulevardiers ?taient d’affreux bavards, au courant des derni?res ficelles de la casuistique [10] mondaine.

Christophe dit:

– Cela, c’est le pire de tout. C’est le mensonge incarn?. J’?touffe. Sortons d’ici!

*

Un grand art classique se maintenait pourtant au milieu de ces industries modernes, comme les ruines des temples antiques parmi les constructions pr?tentieuses de la Rome d’aujourd’hui. Mais, ? l’exception de Moli?re, Christophe n’?tait pas encore en ?tat de l’appr?cier. Il lui manquait le sens intime de la langue, donc, du g?nie de la race. Rien ne lui ?tait plus incompr?hensible que la trag?die du XVIIe si?cle, – la province de l’art fran?ais la moins accessible aux ?trangers, justement parce qu’elle est situ?e au c?ur m?me de la France. Il la trouvait assommante, froide, s?che, ?c?urante de p?dantisme et de minauderies. Une action indigente ou forc?e, des personnages abstraits comme des arguments de rh?torique, ou insipides comme une conversation de femme du monde. Une caricature des sujets et des h?ros antiques. Un ?talage de raison, de raisons, d’arguties de psychologie, d’arch?ologie d?mod?e. Des discours, des discours, des discours: l’?ternel bavardage fran?ais. Que cela f?t beau ou non, Christophe se refusait ironiquement ? en d?cider: il ne s’int?ressait ? rien l?-dedans; quelles que fussent les th?ses soutenues tour ? tour par les orateurs de Cinna , il lui ?tait parfaitement indiff?rent que l’une ou l’autre de ces machines ? harangues l’emport?t ? la fin.

Il constatait d’ailleurs que le public fran?ais n’?tait pas de son avis et qu’il applaudissait fort. Cela ne contribuait pas ? dissiper le malentendu: il voyait ce th??tre au travers du public; et il reconnaissait dans les Fran?ais modernes certains traits, d?form?s, des classiques. Tel un regard trop lucide qui retrouverait dans le visage fl?tri d’une vieille coquette les traits purs de sa fille: le spectacle est peu propre ? faire na?tre l’illusion amoureuse!… Comme les gens d’une m?me famille, qui sont habitu?s ? se voir, les Fran?ais ne s’apercevaient pas de la ressemblance. Mais Christophe en ?tait frapp?, et il l’exag?rait: il ne voyait plus qu’elle. L’art d’aujourd’hui lui semblait offrir les caricatures des grands anc?tres; et les grands anc?tres, ? leur tour, lui apparaissaient en caricatures. Il ne distinguait plus Corneille de sa lign?e de rh?teurs po?tiques, enrag?s ? placer partout des cas de conscience sublimes et absurdes. Et Racine se confondait avec sa post?rit? de petits psychologues parisiens, pench?s pr?tentieusement sur leurs c?urs.

Tous ces vieux ?coliers ne sortaient pas de leurs classiques. Les critiques continuaient ind?finiment ? discuter sur Tartuffe et sur Ph?dre . Ils ne s’en lassaient point. Ils se d?lectaient, vieillards, des m?mes plaisanteries qui avaient fait leurs d?lices, quand ils ?taient enfants. Il en serait ainsi jusqu’? la fin de la race. Aucun pays, au monde, ne conservait aussi enracin? le culte de ses arri?re-grands-p?res. Le reste de l’univers ne l’int?ressait point. Combien n’avaient rien lu et ne voulaient rien lire, en dehors de ce qui avait ?t? ?crit en France, sous le Grand Roi! Leurs th??tres ne jouaient ni G?the, ni Schiller, ni Kleist, ni Grillparzer, ni Hebbel, ni Strindberg, ni Lope, ni Calderon, ni aucun des grands hommes d’aucune des autres nations, ? part la Gr?ce antique, dont ils se disaient les h?ritiers, – (comme tous les peuples d’Europe). De loin en loin, ils ?prouvaient le besoin d’enr?ler Shakespeare. C’?tait la pierre de touche. Il y avait parmi eux deux ?coles d’interpr?tes: les uns jouaient le Roi Lear , avec un r?alisme bourgeois, comme une com?die d’?mile Augier; les autres faisaient d’Hamlet un op?ra, avec des airs de bravoure et des vocalises ? la Victor Hugo. Il ne leur venait point ? l’id?e que la r?alit? p?t ?tre po?tique, ni la po?sie une langue spontan?e, pour des c?urs d?bordants de vie. Shakespeare paraissait faux. On en revenait vite ? Rostand.

Cependant, depuis vingt ans, un effort ?tait fait pour renouveler le th??tre; le cercle ?troit de la litt?rature parisienne s’?tait ?largi; elle touchait ? tout, avec un semblant d’audace. M?me, deux ou trois fois, la m?l?e du dehors, la vie publique avait crev?, d’une pouss?e, le rideau des conventions. Mais ils se d?p?chaient de recoudre les d?chirures. C’?taient des p?res douillets, qui avaient peur de voir les choses comme elles sont. Un esprit de soci?t?, une tradition classique, une routine de l’esprit et de la forme, un manque de s?rieux profond; les emp?chaient d’aller jusqu’au bout de leurs audaces. Les probl?mes les plus poignants devenaient des jeux ing?nieux; et tout se ramenait finalement ? des questions de femmes, – de petites femmes. ? la triste figure que faisaient sur leurs tr?teaux les fant?mes des grands hommes: l’Anarchie h?ro?que d’Ibsen, l’?vangile de Tolstoy, le Surhomme de Nietzsche!…

Les ?crivains de Paris se donnaient bien du mal pour avoir l’air de penser des choses nouvelles. Au fond, ils ?taient tous conservateurs. Il n’?tait pas en Europe de litt?rature o? r?gn?t plus g?n?ralement le pass?, «l’?ternel hier»: dans les grandes Revues, dans les grands journaux, dans les th??tres subventionn?s, dans les Acad?mies. Paris ?tait en litt?rature ce que Londres ?tait en politique: le frein mod?rateur de l’esprit europ?en. L’Acad?mie fran?aise ?tait une Chambre des Lords. Des institutions de l’Ancien R?gime persistaient ? imposer leur norme d’autrefois ? la soci?t? nouvelle. Les ?l?ments r?volutionnaires ?taient rejet?s ou assimil?s promptement. Ils ne se demandaient qu’? l’?tre. M?me quand le gouvernement affectait en politique des allures socialistes, en art il se mettait ? la remorque des ?coles Acad?miques. Contre les Acad?mies, on ne luttait qu’? coups de c?nacles; et on luttait fort mal. Car aussit?t qu’un du c?nacle le pouvait, il enjambait dans une Acad?mie et devenait plus acad?mique que les autres. Au reste, que l’?crivain f?t ? l’avant-garde, ou dans les fourgons de l’arm?e, il ?tait prisonnier de son groupe et des id?es de son groupe. Les uns s’enfermaient dans leur Credo acad?mique, les autres dans leur Credo r?volutionnaire; et, au bout du compte, c’?taient toujours les m?mes ?ill?res.

*

Pour r?veiller Christophe, Sylvain Kohn lui proposa encore de le mener ? des th??tres d’un genre sp?cial, – le dernier mot du raffinement. On y voyait des meurtres, des viols, des folies, les tortures, yeux arrach?s, ventres ?trip?s, tout ce qui pouvait secouer les nerfs et satisfaire la barbarie cach?e d’une ?lite trop civilis?e. Cela exer?ait un attrait sur un public de jolies femmes et de mondains, – les m?mes qui allaient bravement s’enfermer pendant des apr?s-midi dans les salles ?touffantes du Palais du Justice, pour suivre des proc?s scandaleux, en bavardant, riant, et croquant des bonbons. Mais Christophe refusa avec indignation. Plus il avan?ait dans cet art, plus il sentait se pr?ciser l’odeur, qui, d?s les premiers pas, l’avait saisi, sournoise, puis tenace, suffocante: l’odeur de mort.

La mort: elle ?tait partout, sous ce luxe, sous ce bruit. Christophe s’expliquait la r?pulsion qu’il avait tout d’abord ?prouv?e pour certaines de ces ?uvres. Ce n’?tait pas leur immoralit? qui le choquait. Moralit?, immoralit?, amoralit?, – ces mots ne veulent rien dire. Christophe ne s’?tait jamais fait de th?ories morales; il aimait dans le pass? de tr?s grands po?tes et de tr?s grands musiciens, qui n’?taient pas de petits saints; quand il avait la chance de rencontrer un grand artiste, il ne lui demandait pas son billet de confession; il lui demandait plut?t.

– Es-tu sain?

?tre sain, tout est l?. «Si le po?te est malade, qu’il commence par se gu?rir, dit G?the. Quand il sera gu?ri, il ?crira.»

Les ?crivains parisiens ?taient malades; ou, quand l’un ?tait sain, il en avait honte; il s’en cachait, il t?chait de se donner une bonne maladie. Leur mal ne se r?v?lait pas ? tel trait de leur art: – ? l’amour du plaisir, ? la licence extr?me de la pens?e, ? l’esprit de critique destructeur. Tous ces traits pouvaient ?tre – ?taient suivant les cas, – sains ou malsains; il n’y avait en eux aucun germe de mort. Si la mort ?tait l?, elle ne venait pas de ces forces, elle venait de leur emploi par ces gens, elle ?tait dans ces gens. – Et lui aussi, Christophe, aimait le plaisir. Lui aussi, aimait la libert?. Il avait soulev? contre lui l’opinion de sa petite ville allemande, par sa franchise ? soutenir des id?es, qu’il retrouvait maintenant, pr?n?es par ces Parisiens, et qui, pr?n?es par eux, maintenant le d?go?taient. Les m?mes id?es, pourtant. Mais elles ne sonnaient plus de m?me. Quand Christophe, impatient, secouait le joug des ma?tres du pass?, quand il partait en guerre contre l’esth?tique et la morale pharisiennes, ce n’?tait pas un jeu pour lui, comme pour ces beaux esprits; il ?tait s?rieux, terriblement s?rieux; et sa r?volte avait pour but la vie, la vie f?conde, grosse des si?cles ? venir. Chez ces gens, tout allait ? la jouissance st?rile. St?rile. St?rile. C’?tait le mot de l’?nigme. Une d?bauche inf?conde de la pens?e et des sens. Un art brillant, plein d’esprit, d’habilet?, – une belle forme, certes, une tradition de la beaut?, qui se maintenait indestructible, en d?pit des alluvions ?trang?res – un th??tre qui ?tait du th??tre, un style qui ?tait un style, des auteurs qui savaient leur m?tier, des ?crivains qui savaient ?crire, le squelette assez beau d’un art, d’une pens?e, qui avaient ?t? puissants. Mais un squelette. Des mots qui tintent, des phrases qui sonnent, des froissements m?talliques d’id?es qui se heurtent dans le vide, des jeux d’esprit, des cerveaux sensuels, et des sens raisonneurs. Tout cela ne servait ? rien, qu’? jouir ?go?stement. Cela allait ? la mort. Ph?nom?ne analogue ? celui de l’effrayante d?population de la France, que l’Europe observait – escomptait – en silence. Tant d’esprit et d’intelligence, des sens si affin?s, se d?pensaient en une sorte d’onanisme honteux! Ils ne s’en doutaient point. Ils riaient. C’?tait m?me la seule chose qui rassur?t Christophe: ces gens-l? savaient encore bien rire; tout n’?tait pas perdu. Il les aimait beaucoup moins, quand ils voulaient se prendre au s?rieux; et rien ne le blessait autant que de voir des ?crivains, qui ne cherchaient dans l’art qu’un instrument de plaisir, se donner comme les pr?tres d’une religion d?sint?ress?e:


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