Parfois la vraie nature de ces ?crivains juifs se r?veillait, montait des lointains de leur ?tre, ? propos d’on ne savait quels ?chos myst?rieux provoqu?s par le choc d’un mot. Alors, c’?tait un amalgame ?trange de si?cles et de races, un souffle du D?sert, qui par del? les mers, apportait dans ces alc?ves parisiennes des relents de bazar turc, l’?blouissement des sables, des hallucinations, une sensualit? ivre, une puissance d’invectives, une n?vrose enrag?e, ? deux doigts des convulsions, une fr?n?sie de d?truire, – Samson, qui brusquement assis depuis des si?cles dans l’ombre se l?ve comme un lion, et secoue avec rage les colonnes du temple qui s’?croulent sur lui et sur la race ennemie.
Christophe se boucha le nez, et dit ? Sylvain Kohn:
– Il y a de la force l?-dedans; mais elle pue. Assez! Allons voir autre chose.
– Quoi? demanda Sylvain Kohn.
– La France.
– La voil?! dit Kohn.
– Ce n’est pas possible, fit Christophe. La France n’est pas ainsi.
– La France, comme l’Allemagne.
– Je n’en crois rien. Un peuple qui serait ainsi n’en aurait pas pour vingt ans: il sent d?j? le pourri. Il y a autre chose.
– Il n’y a rien de mieux.
– Il y a autre chose, s’ent?ta Christophe.
– Oh! nous avons aussi de belles ?mes, dit Sylvain Kohn, et des th??tres, ? leur mesure. Est-ce l? ce qu’il vous faut? On peut vous en offrir.
Il conduisit Christophe au Th??tre Fran?ais.
*
On jouait, ce soir-l?, une com?die moderne, en prose, qui traitait d’une question juridique.
D?s les premiers mots, Christophe ne sut plus dans quel monde cela se passait. Les voix des acteurs ?taient d?mesur?ment amples, lentes, graves, compass?es; elles articulaient toutes les syllabes, comme si elles voulaient donner des le?ons de diction; elles paraissaient scander perp?tuellement des alexandrins, avec des hoquets tragiques. Les gestes ?taient solennels et presque hi?ratiques. L’h?ro?ne, drap?e de son peignoir comme d’un peplum grec, le bras lev?, la t?te baiss?e, jouait l’Antigone toujours, et souriait d’un sourire d’?ternel sacrifice, en modulant les notes les plus profondes de son beau contralto. Le p?re noble marchait d’un pas de ma?tre d’armes, avec une dignit? fun?bre, un romantisme en habit noir. Le jeune premier se contractait froidement la gorge pour en tirer des pleurs. La pi?ce ?tait ?crite en style de trag?die-feuilleton: c’?taient des mots abstraits, des ?pith?tes bureaucratiques, des p?riphrases acad?miques. Pas un mouvement, pas un cri impr?vu. Du commencement ? la fin, un m?canisme d’horloge, un probl?me pos?, un sch?ma dramatique, un squelette de pi?ce, et dessus, point de chair, des phrases de livre. Au fond de ces discussions qui voulaient para?tre hardies, des id?es timor?es, une ?me de petit bourgeois gourm?.
L’h?ro?ne avait divorc? d’avec un mari indigne, dont elle avait un enfant, et elle s’?tait remari?e avec un honn?te homme qu’elle aimait. Il s’agissait de prouver que, m?me en ce cas, le divorce ?tait condamn? par la nature, comme par le pr?jug?. Pour cela, rien de plus facile: l’auteur s’arrangeait de fa?on ? ce que le premier mari reprit la femme, une fois par surprise. Et apr?s, au lieu de la nature toute simple, qui e?t voulu des remords, une honte peut-?tre, mais le d?sir d’aimer d’autant plus le second, l’honn?te homme, on pr?sentait un cas de conscience h?ro?que, hors nature. Il en co?te si peu d’?tre vertueux, hors nature! Les ?crivains fran?ais n’ont pas l’air familiers, avec la vertu: ils forcent la note, quand ils en parlent; il n’y a plus moyen d’y croire. On dirait qu’on a toujours affaire ? des h?ros de Corneille, ? des rois de trag?die. – Et ne sont-ils pas des rois, ces h?ros millionnaires, ces h?ro?nes qui, toutes, ont, pour le moins, un h?tel ? Paris, et deux ou trois ch?teaux? La richesse, pour cette sorte d’?crivains, est une beaut?, presque une vertu.
Le public paraissait ? Christophe encore plus ?tonnant que la pi?ce. Aucune invraisemblance ne le troublait. Il riait aux bons endroits, quand l’acteur disait la phrase qui devait faire rire, en l’annon?ant ? l’avance, afin qu’on e?t le temps de se pr?parer ? rire. Il se mouchait, toussait, ?mu jusques aux larmes, quand les mannequins tragiques hoquetaient, rugissaient ou s’?vanouissaient, selon les rites consacr?s.
– Et on dit que les Fran?ais sont l?gers! s’exclama Christophe, au sortir de la repr?sentation.
– Il y a temps pour tout, dit Sylvain Kohn, gouaillant. Vous vouliez la vertu? Vous voyez qu’il y en a encore en France.
– Mais ce n’est pas de la vertu, se r?cria Christophe, c’est de l’?loquence!
– Chez nous, dit Sylvain Kohn, la vertu au th??tre est toujours ?loquente.
– Vertu de pr?toire, dit Christophe, la palme est au plus bavard. Je hais les avocats. N’avez-vous pas des po?tes, en France?
Sylvain Kohn le mena ? des th??tres po?tiques.
*
Il y avait des po?tes en France. Il y avait m?me de grands po?tes. Mais le th??tre n’?tait pas pour eux. Il ?tait pour les rimeurs. Le th??tre est ? la po?sie ce qu’est l’op?ra ? la musique. Comme disait Berlioz: Sicut amori lupanar .
Christophe vit des princesses courtisanes par saintet?, qui mettaient leur honneur ? se prostituer, et que l’on comparait au Christ, gravissant le calvaire; – des amis qui trompaient leur ami, par d?vouement pour lui; – de vertueux m?nages ? trois; des cocus h?ro?ques: (le type ?tait devenu, comme la chaste prostitu?e, un article europ?en; l’exemple du roi Marke leur avait tourn? la t?te: tel le cerf de saint Hubert, ils ne se pr?sentaient plus qu’avec une aur?ole. Christophe vit aussi des filles galantes, qui ?taient partag?es, comme Chim?ne, entre la passion et le devoir: la passion ?tait de suivre un nouvel amant; le devoir ?tait de rester avec l’ancien, un vieux qui leur donnait de l’argent, et que d’ailleurs elles trompaient. ? la fin, noblement, elles choisissaient le devoir. – Christophe trouvait que ce devoir diff?rait peu du sordide int?r?t; mais le public ?tait content. Le mot de Devoir lui suffisait; il ne tenait pas ? la chose: le pavillon couvrait la marchandise.
Le comble de l’art ?tait quand pouvaient s’accorder, de la fa?on la plus paradoxale, l’immoralit? sexuelle avec l’h?ro?sme corn?lien. Ainsi, tout ?tait satisfait chez ce public parisien: son libertinage d’esprit, et sa vertu oratoire. – Il faut lui rendre justice: il ?tait encore plus bavard que paillard. L’?loquence faisait ses d?lices. Il se f?t fait fouetter pour un beau discours. Vice ou vertu, h?ro?sme abracadabrant ou bassesse crapuleuse, il n’?tait pas de pilule qu’on ne lui f?t avaler, dor?e de rimes sonores et de mots ronflants. Tout ?tait mati?re ? couplets. Tout ?tait phrases. Tout ?tait jeu. Quand Hugo faisait entendre son tonnerre, vite (comme disait son ap?tre, Mend?s), il y mettait une sourdine, pour ne pas effrayer m?me un petit enfant… (L’ap?tre ?tait persuad? qu’il faisait un compliment.) – Jamais on ne sentait dans leur art une force de la nature. Ils mondanisaient tout: l’amour, la souffrance, la mort. Comme en musique, – bien plus encore qu’en musique, qui ?tait un art plus jeune en France et relativement plus na?f, ils avaient la terreur du «d?j? dit». Les mieux dou?s s’appliquaient froidement ? en prendre le contre-pied. La recette ?tait simple: on faisait choix d’une l?gende, ou d’un conte d’enfant, et on leur faisait dire juste le contraire de ce qu’ils voulaient dire. On obtenait ainsi Barbe-Bleue battu par ses femmes, ou Polyph?me qui se cr?ve l’?il, par bont?, afin de se sacrifier au bonheur d’Acis et de Galat?e. En tout cela, rien de s?rieux, que la forme. Encore semblait-il ? Christophe (mais il ?tait mauvais juge) que ces ma?tres de la forme ?taient de petits-ma?tres et des ma?tres pasticheurs, plut?t que de grands ?crivains, cr?ateurs de leur style, et peignant largement.
Nulle part, le mensonge po?tique ne s’?talait avec plus d’insolence que dans le drame h?ro?que. Ils se faisaient du h?ros une conception burlesque:
«L’important, c’est d’avoir une ?me magnifique,
Un ?il d’aigle, un front large et haut comme un portique,
Un air puissant et grave, ?mouvant, radieux,
Un c?ur plein de frissons, du r?ve plein les yeux .»
De tels vers ?taient pris au s?rieux. Sous l’affublement des grands mots, des panaches, des parades de th??tre avec des ?p?es de fer-blanc et des casques en carton, on retrouvait toujours l’incurable futilit? d’un Sardou, l’intr?pide vaudevilliste, qui jouait Guignol avec l’histoire. ? quoi pouvait r?pondre, dans la r?alit?, l’absurde h?ro?sme d’un Cyrano? Ces gens-l? remuaient le ciel et la terre, ils faisaient sortir de leurs tombeaux l’Empereur et ses l?gions, les bandes de la Ligue, les condottieri [9] de la Renaissance, tous les cyclones humains qui d?vast?rent l’univers: – et c’?tait pour montrer quelque fantoche, impassible dans les massacres, entour? d’arm?es de re?tres et de s?rails de captives, qui se consumait d’un amour de petit b?ta romanesque pour une femme qu’il avait vue, dix ou quinze ans avant, – ou le roi Henri IV, qui allait se faire assassiner, parce que sa ma?tresse ne l’aimait pas!
C’est ainsi que ces bonnes gens jouaient les rois et les h?ros de chambre. Dignes rejetons des illustres ben?ts du temps du Grand Cyrus , ces Gascons de l’id?al, – Scud?ry, La Calpren?de, – chantres du faux h?ro?sme, de l’h?ro?sme impossible, qui est l’ennemi du vrai… Christophe remarquait avec ?tonnement que les Fran?ais, qui se disent si fins, n’avaient pas le sens du ridicule.