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La victoire… l’id?e fixe qui ne cesse de le br?ler, sans qu’il s’en rende compte, qui le soutient ? travers les d?go?ts, les fatigues, le marais croupissant de cette vie! Conscience sourde et puissante de ce qu’il sera plus tard, de ce qu’il est d?j?!… Ce qu’il est? Un enfant maladif et nerveux qui joue du violon ? l’orchestre et ?crit de m?diocres concertos? – Non. Bien au del? de cet enfant. Ceci n’est que l’enveloppe, la figure d’un jour. Ceci n’est pas son ?tre. Il n’y a aucun rapport entre son ?tre profond et la forme pr?sente de son visage et de sa pens?e. Lui-m?me le sait bien. S’il se voit dans son miroir, il ne se reconna?t pas. Cette face large et rouge, ces sourcils pro?minents, ces petits yeux enfonc?s, ce nez court, gros du bout, aux narines dilat?es, cette lourde m?choire, cette bouche boudeuse, tout ce masque, laid et vulgaire, lui est ?tranger. Il ne se reconna?t pas davantage dans ses ?uvres. Il se juge, il sait la nullit? de ce qu’il fait, de ce qu’il est. Et pourtant il est s?r de ce qu’il sera et de ce qu’il fera. Il se reproche parfois cette certitude, comme un mensonge d’orgueil; et il prend plaisir ? s’humilier, ? se mortifier am?rement, afin de se punir. Mais la certitude persiste, et rien ne peut l’alt?rer. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il pense, aucune de ses pens?es, de ses actions, de ses ?uvres, ne l’enferme, ni ne l’exprime: il le sait, il a ce sentiment ?trange, que ce qu’il est le plus, ce n’est pas ce qu’il est ? pr?sent, c’est ce qu’il sera demainIl sera! … Il br?le de cette foi, il s’enivre de cette lumi?re! Ah! pourvu qu’aujourd’hui ne l’arr?te pas au passage! Pourvu qu’il ne tr?buche pas dans un des pi?ges sournois, qu’aujourd’hui ne se lasse pas de tendre sous ses pas!…

Ainsi, il lance sa barque ? travers le flot des jours, sans d?tourner les yeux ni ? droite, ni ? gauche, immobile ? la barre, le regard fixe et tendu vers le but. ? l’orchestre, parmi les musiciens bavards, ? table, au milieu des siens, au palais, tandis qu’il joue, sans penser ? ce qu’il joue, pour le divertissement des fantoches princiers, c’est dans ce probl?matique avenir, cet avenir qu’un atome peut ruiner ? jamais, – n’importe! – c’est l? qu’il vit.

*

Il est ? son vieux piano, dans sa mansarde, seul. La nuit tombe. La lueur mourante du jour glisse sur le cahier de musique. Il se brise les yeux ? lire, jusqu’? la derni?re goutte de lumi?re. La tendresse des grands c?urs ?teints, qui s’exhale de ces pages muettes, le p?n?tre amoureusement. Ses yeux se remplissent de larmes. Il lui semble qu’un ?tre cher se tient derri?re lui, qu’une haleine caresse sa joue, que deux bras vont enlacer son cou. Il se retourne, frissonnant. Il sent, il sait qu’il n’est pas seul. Une ?me aimante, aim?e, est l?, aupr?s de lui. Il g?mit de ne pouvoir la prendre. Et pourtant, cette ombre d’amertume, m?l?e ? son extase, a encore une douceur secr?te. La tristesse m?me est lumineuse. Il pense ? ses ma?tres ch?ris, les g?nies disparus, dont l’?me revit dans ces musiques. Le c?ur gonfl? d’amour, il songe au bonheur surhumain, qui dut ?tre la part de ces glorieux amis, puisqu’un reflet de leur bonheur est encore si br?lant. Il r?ve d’?tre comme eux, de rayonner cet amour, dont quelques rayons perdus illuminent sa mis?re d’un sourire divin. ?tre dieu ? son tour, ?tre un foyer de joie, ?tre un soleil de vie!…

H?las! S’il devient un jour l’?gal de ceux qu’il aime, s’il atteint ? ce bonheur lumineux qu’il envie, il verra son illusion…

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