Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Mes pauvres enfants, disait-il ? Louisa, qu’est-ce que vous deviendriez, si je n’?tais plus l?!… Heureusement, ajoutait-il en caressant Christophe, que je puis encore aller, jusqu’? ce que celui-ci vous tire d’affaire!

Mais il se trompait dans ses calculs: il ?tait au bout de sa route. Nul ne s’en f?t dout?. ? quatre-vingts ans pass?s, il avait tous ses cheveux, une crini?re blanche, avec des touffes grises encore, et dans sa barbe drue des fils tout ? fait noirs. Il ne lui restait qu’une dizaine de dents; mais, avec, il s’escrimait solidement. Il faisait plaisir ? voir ? table. Il avait un robuste app?tit; et s’il reprochait ? Melchior de boire, lui-m?me buvait sec. Il avait une pr?dilection pour les vins blancs de la Moselle. Au reste, vins, bi?res, ou cidres, il savait rendre justice ? tout ce que le Seigneur a cr?? d’excellent. Il n’?tait pas assez malavis? pour laisser sa raison dans son verre, et il gardait la mesure. Il est vrai que cette mesure ?tait copieuse, et que dans son verre une raison plus d?bile se f?t noy?e. Il avait bon pied, bon ?il, et une activit? infatigable. ? six heures, il ?tait lev?, et faisait m?ticuleusement sa toilette: car il avait le souci du d?corum et le respect de sa personne. Il vivait seul dans sa maison, s’occupant de tout lui-m?me et ne souffrant pas que sa bru m?t le nez dans ses affaires; il faisait sa chambre, pr?parait son caf?, recousait ses boutons, clouait, collait, raccommodait; et, tout en allant et venant, en bras de chemise, du haut en bas de la maison, il chantait sans s’arr?ter, d’une voix de basse retentissante, qu’il se plaisait ? faire sonner, accompagnant ses airs de gestes d’op?ra. – Ensuite, il sortait, et par tous les temps. Il allait ? ses affaires, sans en oublier aucune; mais il ?tait rarement exact: on le rencontrait ? quelque coin de rue, discutant avec une connaissance, ou plaisantant avec une voisine, dont la figure lui revenait: car il aimait les jeunes minois et les vieux amis. Il s’attardait ainsi, et ne savait jamais l’heure. Il ne laissait pas cependant passer celle du d?ner: il d?nait o? il se trouvait, s’invitant chez les gens. Il ne rentrait qu’au soir, la nuit tomb?e, apr?s avoir vu longuement ses petits-enfants. Il se couchait, lisait dans son lit, avant de fermer l’?il, une page de sa vieille Bible; et la nuit, – car il ne dormait pas plus d’une ou deux heures de suite, – il se levait pour prendre un de ses vieux bouquins, achet?s d’occasion: histoire, th?ologie, litt?rature, ou sciences; il lisait au hasard quelques pages qui l’int?ressaient et qui l’ennuyaient, qu’il ne comprenait pas bien, mais dont il ne passait pas un mot… jusqu’? ce que le sommeil le repr?t. Le dimanche, il allait ? l’office, se promenait avec les enfants, et jouait aux boules. – Jamais il n’avait ?t? malade, que d’un peu de goutte aux doigts de pied, qui le faisait jurer la nuit, au milieu de ses lectures bibliques. Il semblait qu’il p?t durer ainsi jusqu’au bout de son si?cle, et il ne voyait aucune raison pour qu’il ne le d?pass?t point; quand on lui pr?disait qu’il mourrait centenaire, il pensait, comme un autre vieillard illustre, qu’il ne faut point assigner de limites aux bienfaits de la Providence. On ne s’apercevait qu’il vieillissait qu’? ce qu’il avait facilement la larme ? l’?il et qu’il devenait plus irritable chaque jour. La moindre impatience le jetait dans des acc?s de col?re folle. Sa figure rouge et son cou court devenaient cramoisis. Il b?gayait furieusement, et il ?tait forc? de s’arr?ter, suffoquant. Le m?decin de famille, un vieil ami, l’avait averti de se surveiller, de mod?rer ? la fois sa col?re et son app?tit. Mais t?tu comme un vieillard, il n’en faisait que plus d’imprudences, par bravade; et il raillait la m?decine et les m?decins. Il affectait un grand m?pris pour la mort, ne m?nageant pas les discours, pour affirmer qu’il ne la craignait point.

Un jour d’?t? qu’il faisait tr?s chaud, apr?s avoir bu copieusement et s’?tre disput? par-dessus le march?, il rentra chez lui et se mit ? travailler dans son jardin. Il aimait remuer la terre. Nu-t?te, en plein soleil, tout irrit? encore par sa discussion, il b?chait avec col?re. Christophe ?tait assis sous la tonnelle, un livre ? la main; mais il ne lisait gu?re: il r?vassait, en ?coutant la cr?celle endormante des grillons; et, machinalement, il suivait les mouvements de grand-p?re. Le vieux lui tournait le dos; il ?tait courb? et arrachait les mauvaises herbes. Soudain, Christophe le vit se relever, battre l’air de ses bras et tomber comme une masse, la face contre terre. Une seconde, il eut envie de rire. Puis, il vit que le vieux ne bougeait pas. Il l’appela, il courut ? lui, il le secoua de toutes ses forces. La peur le gagnait. Il s’agenouilla et essaya ? deux mains de soulever la grosse t?te, appliqu?e contre le sol. Elle ?tait si lourde, et il tremblait tellement qu’il eut peine ? la remuer. Mais quand il aper?ut les yeux renvers?s, blancs et sanglants, il fut glac? d’horreur; il la laissa retomber en poussant un cri aigu. Il se releva ?pouvant?, il se sauva. Il courut au dehors. Il criait et pleurait. Un homme, qui passait sur la route, arr?ta l’enfant. Christophe ?tait hors d’?tat de parler; il montra la maison; l’homme y entra, et Christophe le suivit. D’autres avaient entendu ses cris et arrivaient des maisons voisines. Bient?t le jardin fut plein de monde. On marchait sur les fleurs, on se penchait autour du vieux, on parlait tous ? la fois. Deux ou trois hommes le soulev?rent de terre. Christophe, rest? ? l’entr?e, tourn? contre le mur, se cachait la figure dans ses mains, il avait peur de voir; mais il ne pouvait pas s’en emp?cher; et, quand le cort?ge passa pr?s de lui, il vit, ? travers ses doigts, le grand corps du vieux qui s’abandonnait: un bras tra?nait ? terre; la t?te, appuy?e contre le genou d’un porteur, cahotait ? chaque pas; la face ?tait tum?fi?e, couverte de boue, saignante, avec la bouche ouverte, et ses terribles yeux. Il hurla de nouveau et prit la fuite. Il courut sans s’arr?ter jusqu’? la maison de sa m?re, comme s’il ?tait poursuivi. Il fit irruption dans la cuisine, avec des cris affreux. Louisa ?pluchait des l?gumes. Il se jeta sur elle et l’?treignit avec d?sespoir, pour qu’elle v?nt ? son secours. La figure convuls?e par ses sanglots, il pouvait ? peine parler. Mais d?s le premier mot, elle comprit. Elle devint toute blanche, laissa tomber ce qu’elle tenait, et, sans une parole, se pr?cipita hors de la maison.

Christophe resta seul, blotti contre l’armoire; il continuait de pleurer. Ses fr?res jouaient. Il ne se rendait pas compte exactement de ce qui s’?tait pass?, il ne pensait pas ? grand-p?re, il pensait aux images effrayantes qu’il avait vues tout ? l’heure; et sa terreur ?tait qu’on ne l’oblige?t ? les revoir, ? revenir l?-bas.

Et en effet, vers le soir, comme les autres petits, las d’avoir fait dans la maison toutes les sottises possibles, commen?aient ? geindre qu’ils s’ennuyaient et qu’ils avaient faim, Louisa rentra pr?cipitamment, les prit par la main et les emmena chez grand-p?re. Elle allait tr?s vite; et Ernst et Rodolphe essay?rent de grogner, suivant leur habitude; mais Louisa leur imposa silence d’un tel ton qu’ils se turent. Une peur instinctive les gagnait: au moment d’entrer, ils se mirent ? pleurer. Il ne faisait pas encore tout ? fait nuit; les derni?res lueurs du couchant allumaient d’?tranges reflets ? l’int?rieur de la maison, sur le bouton de la porte, sur le miroir, sur le violon accroch? au mur dans la premi?re pi?ce ? demi obscure. Mais, chez le vieux, une bougie ?tait allum?e; et la flamme vacillante, se heurtant au jour livide qui s’?teignait, rendait plus oppressante l’ombre lourde de la chambre. Assis pr?s de la fen?tre, Melchior pleurait avec bruit. Le m?decin, pench? sur le lit, emp?chait de voir celui qui y ?tait couch?. Le c?ur de Christophe battait ? se rompre. Louisa fit agenouiller les enfants au pied du lit. Christophe se risqua ? regarder. Il s’attendait ? quelque chose de si terrifiant, apr?s le spectacle de l’apr?s-midi, qu’au premier coup d’?il, il fut presque soulag?. Grand-p?re ?tait immobile et semblait dormir. L’enfant eut, un instant, l’illusion que grand-p?re ?tait gu?ri. Mais quand il entendit son souffle oppress?, quand, en regardant mieux, il vit cette figure bouffie, o? la meurtrissure de la chute faisait une large tache violac?e, quand il comprit que celui qui ?tait l? allait mourir, il se mit ? trembler; et, tout en r?p?tant la pri?re de Louisa pour que grand-p?re gu?r?t, il priait au fond de lui pour que, si grand-p?re ne devait pas gu?rir, grand-p?re f?t d?j? mort. Il avait l’?pouvante de ce qui allait se passer.

Le vieux n’avait plus sa connaissance, depuis l’instant o? il ?tait tomb?. Il ne la retrouva qu’un moment, juste assez pour prendre connaissance de son ?tat: – et ce fut lugubre. Le pr?tre ?tait l? et r?citait sur lui les derni?res pri?res. On souleva le vieillard sur son oreiller; il rouvrit lourdement ses yeux, qui ne semblaient plus ob?ir ? sa volont?; il respira bruyamment, regarda, sans comprendre, les figures, les lumi?res; et soudain, il ouvrit la bouche; un effroi indicible se peignait sur ses traits.

– Mais alors… – il b?gayait, – mais alors, je vais mourir!… L’accent terrible de cette voix per?a le c?ur de Christophe; jamais elle ne devait plus sortir de sa m?moire. Le vieux ne parlait plus, il g?missait comme un petit enfant. Puis l’engourdissement le reprit; mais sa respiration devenait encore plus p?nible; il se plaignait, il remuait les mains, il semblait lutter contre le sommeil mortel. Dans sa demi-conscience, une fois il appela:

– Maman!

? l’impression poignante! ce balbutiement du vieux homme, appelant sa m?re avec angoisse, comme Christophe aurait fait, – sa m?re dont jamais il ne parlait dans la vie ordinaire, supr?me et inutile recours dans la terreur supr?me!… Il parut s’apaiser un instant; il eut une lueur de conscience. Ses lourds yeux, dont l’iris semblait flotter ? la d?rive, rencontr?rent le petit, glac? de peur. Ils s’?clair?rent. Le vieux fit un effort pour sourire et parler. Louisa prit Christophe et l’approcha du lit. Jean-Michel remua les l?vres et chercha ? lui caresser la t?te avec sa main. Mais aussit?t il retomba dans sa torpeur. Ce fut la fin.

On avait renvoy? les enfants dans la chambre ? c?t?; mais on avait trop ? faire pour s’occuper d’eux. Christophe, attir? par l’horreur, ?piait, du seuil de la porte entrouverte, le tragique visage, renvers? sur l’oreiller, ?trangl? par l’?treinte f?roce qui se resserrait autour du cou… cette figure qui se creusait de seconde en seconde… cet enfoncement de l’?tre dans le vide, qui semblait l’aspirer comme une pompe… l’abominable r?le, cette respiration m?canique, semblable ? une bulle d’air qui cr?ve ? la surface de l’eau, derniers souffles du corps, qui s’obstine ? vivre, quand l’?me n’est d?j? plus. – Puis, la t?te glissa ? c?t? de l’oreiller. Et tout se tut.

4
{"b":"37169","o":1}