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Ils revinrent bras dessus, bras dessous, en chantant des chansons d?nu?es de sens. Toutefois, au moment de rentrer en ville, ils jug?rent bon de reprendre leurs r?les; et, sur le dernier arbre du bois, ils grav?rent leurs initiales enlac?es. Mais leur bonne humeur eut raison de la sentimentalit?; et dans le train de retour, ils ?clataient de rire, chaque fois qu’ils se regardaient. Ils se quitt?rent, en se persuadant qu’ils avaient pass? une journ?e «colossalement ravissante» (kolossal entz?ckend ); et cette conviction s’affirma d?s qu’ils se retrouv?rent seuls.

*

Ils reprirent leur ?uvre de construction patiente et ing?nieuse, plus que celle des abeilles: car ils parvenaient ? fa?onner avec quelques bribes de souvenirs m?diocres une image merveilleuse d’eux-m?mes et de leur amiti?. Apr?s s’?tre id?alis?s toute la semaine, ils se revoyaient le dimanche; et, malgr? la disproportion qu’il y avait entre la v?rit? et leur illusion, ils s’habituaient ? ne la point remarquer.

Ils s’enorgueillissaient d’?tre amis. Le contraste de leurs natures les rapprochait. Christophe ne connaissait rien d’aussi beau que Otto, Ses mains fines, ses jolis cheveux, son teint frais, sa parole timide, la politesse de ses mani?res et le soin m?ticuleux de sa mise le ravissaient. Otto ?tait subjugu? par la force d?bordante et l’ind?pendance de Christophe. Habitu? par une h?r?dit? s?culaire au respect religieux de toute autorit?, il ?prouvait une jouissance m?l?e de peur ? s’associer ? un camarade aussi irr?v?rencieux de nature pour toute r?gle ?tablie. Il avait un petit frisson de terreur voluptueuse, en l’entendant fronder les r?putations de la ville et contrefaire impertinemment le grand-duc. Christophe s’apercevait de la fascination qu’il exer?ait ainsi sur son ami; et il outrait son humeur agressive; il sapait, comme un vieux r?volutionnaire, les conventions sociales et les lois de l’?tat. Otto ?coutait, scandalis? et ravi; il s’essayait timidement ? se mettre ? l’unisson; mais il avait soin de regarder autour de lui si personne ne pouvait entendre.

Christophe ne manquait pas, dans leurs courses, de sauter les barri?res d’un champ, aussit?t qu’il voyait un ?criteau qui le d?fendait, ou bien il cueillait les fruits par-dessus les murs des propri?t?s. Otto ?tait dans les transes qu’on ne les surpr?t; mais ces ?motions avaient pour lui une saveur exquise; et le soir, quand il ?tait rentr?, il se croyait un h?ros. Il admirait craintivement Christophe. Son instinct d’ob?issance trouvait ? se satisfaire dans une amiti? o? il n’avait qu’? acquiescer aux volont?s de l’autre, Jamais Christophe ne lui donnait la peine de prendre une d?cision: il d?cidait de tout, d?cr?tait l’emploi des journ?es, d?cr?tait m?me d?j? l’emploi de la vie, faisant pour l’avenir de Otto, comme pour le sien, des plans qui ne souffraient point de discussion. Otto approuvait, un peu r?volt? d’entendre Christophe disposer de sa fortune, pour construire plus tard un th??tre de son invention. Mais il ne protestait pas, intimid? par l’accent dominateur de son ami et convaincu par sa conviction, que l’argent amass? par M. le Kommerzienrath Oscar Diener ne pouvait trouver un plus noble emploi. Christophe n’avait pas l’id?e qu’il f?t violence ? la volont? de Otto. Il ?tait despote d’instinct et n’imaginait pas que son ami p?t vouloir autrement que lui. Si Otto avait exprim? un d?sir diff?rent du sien, il n’e?t h?sit? ? lui sacrifier ses pr?f?rences personnelles. Il lui e?t sacrifi? bien davantage. Il ?tait d?vor? du d?sir de s’exposer pour lui. Il souhaitait passionn?ment qu’une occasion se pr?sent?t de mettre son amiti? ? l’?preuve. Il esp?rait, dans ses promenades, rencontrer quelque danger et se jeter au-devant. Il f?t mort avec d?lices pour Otto. En attendant, il veillait sur lui avec une sollicitude inqui?te, il lui donnait la main dans les mauvais pas comme ? une petite fille, il avait peur qu’il ne f?t las, il avait peur qu’il n’e?t chaud, il avait peur qu’il n’e?t froid; il enlevait son veston pour le lui jeter sur les ?paules, quand ils s’asseyaient sous un arbre; il lui portait son manteau, quand ils marchaient; il l’e?t port? lui-m?me. Il le couvait des yeux, comme un amoureux. Et ? vrai dire, il ?tait amoureux.

Il ne le savait pas, ne sachant pas encore ce que c’?tait que l’amour. Mais par instants, quand ils ?taient ensemble, il ?tait pris d’un trouble ?trange, – le m?me qui l’avait ?treint, le premier jour de leur amiti?, dans le bois de sapins; – des bouff?es lui montaient ? la face, lui mettaient le sang aux joues. Il avait peur. D’un accord instinctif, les deux enfants s’?cartaient craintivement l’un de l’autre, se fuyaient, restaient en arri?re, en avant, sur la route; ils feignaient d’?tre occup?s ? chercher des m?res dans les buissons; et ils ne savaient pas ce qui les inqui?tait.

C’?tait surtout dans leurs lettres que ces sentiments s’exaltaient. Ils ne risquaient pas d’?tre contredits par les faits; rien ne venait g?ner leurs illusions, ni les intimider. Ils s’?crivaient maintenant, deux ou trois fois par semaine, dans un style d’un lyrisme passionn?. ? peine s’ils parlaient des ?v?nements r?els. Ils agitaient de graves probl?mes sur un ton apocalyptique, qui passait sans transition de l’enthousiasme au d?sespoir. Ils s’appelaient: «mon bien, mon espoir, mon aim?, mon moi- m?me.» Ils faisaient une consommation effroyable du mot: «?me». Ils peignaient avec des couleurs tragiques la tristesse de leur sort, et s’affligeaient de jeter dans l’existence de leur ami le trouble de leur destin?e.

– Je t’en veux, mon amour, ?crivait Christophe, de la peine que je te cause. Je ne puis supporter que tu souffres: il ne le faut pas, je ne le veux pas . (Il soulignait les mots, d’un trait qui crevait le papier.) Si tu souffres, o? trouverai-je la force de vivre? Je n’ai de bonheur qu’en toi. Oh! sois heureux! Tout le mal, je le prends joyeusement sur moi! Pense ? moi! Aime-moi! J’ai besoin qu’on m’aime. Il me vient de ton amour une chaleur qui me rend la vie. Si tu savais comme je grelotte! Il fait hiver et vent cuisant dans mon c?ur. J’embrasse ton ?me.

– Ma pens?e baise la tienne, r?pliquait Otto.

– Je te prends la t?te entre mes mains, ripostait Christophe; et ce que je n’ai point fait et ne ferai point des l?vres, je le fais de tout mon ?tre: je t’embrasse comme je t’aime. Mesure!

Otto feignait de douter:

– M’aimes-tu autant que je t’aime?

– Oh! Dieu! s’?criait Christophe, non pas autant, mais dix, mais cent, mais mille fois davantage! Quoi! Est-ce que tu ne le sens pas? Que veux-tu que je fasse, qui te remue le c?ur?

– Quelle belle amiti? que la n?tre! soupirait Otto. En fut-il jamais une semblable dans l’histoire? C’est doux et frais comme un r?ve. Pourvu qu’il ne passe point! Si tu allais ne plus m’aimer!

– Comme tu es stupide, mon aim?, r?pliquait Christophe. Pardonne, mais ta crainte pusillanime m’indigne. Comment peux-tu me demander si je puis cesser de t’aimer! Vivre, pour moi, c’est t’aimer. La mort ne peut rien contre mon amour. Toi-m?me, tu ne pourrais rien, si tu voulais le d?truire. Quand tu me trahirais, quand tu me d?chirerais le c?ur, je mourrais en te b?nissant de l’amour que tu m’inspires. Cesse donc, une fois pour toutes, de te troubler et de me chagriner par ces l?ches inqui?tudes!

Mais une semaine apr?s, c’?tait lui qui ?crivait:

– Voici trois jours entiers que je n’entends plus aucune parole sortir de ta bouche. Je tremble. M’oublierais-tu? Mon sang se glace ? cette pens?e… Oui! Sans doute… L’autre jour, j’avais d?j? remarqu? ta froideur envers moi. Tu ne m’aimes plus! Tu penses ? me quitter!… ?coute! Si tu m’oublies, si tu me trahis jamais, je te tue comme un chien!

– Tu m’outrages, mon cher c?ur, r?pondait Otto. Tu m’arraches des larmes. Je ne le m?rite point. Mais tu peux tout te permettre. Tu as pris sur moi des droits tels que, me briserais-tu l’?me, un ?clat en vivrait toujours pour t’aimer!

– Puissance c?leste! s’?criait Christophe. J’ai fait pleurer mon ami!… Injurie-moi! Bats-moi! Foule-moi aux pieds! Je suis un mis?rable! Je ne m?rite pas ton amour!

Ils avaient des fa?ons sp?ciales d’?crire leur adresse sur la lettre, de poser le timbre-poste, renvers?, obliquement, dans un coin de l’enveloppe en bas, et ? droite, pour distinguer leurs lettres de celles qu’ils ?crivaient aux indiff?rents. Ces secrets pu?rils avaient pour eux le charme de doux myst?res d’amour.

*

Un jour, en revenant d’une le?on, Christophe aper?ut dans une rue voisine Otto en compagnie d’un gar?on de son ?ge. Ils riaient et causaient famili?rement ensemble. Christophe p?lit et les suivit des yeux, jusqu’? ce qu’ils eussent disparu, au d?tour de la rue. Ils ne l’avaient point vu. Il rentra. C’?tait comme si un nuage avait pass? sur le soleil. Tout ?tait assombri.

Quand ils se retrouv?rent, le dimanche suivant, Christophe ne parla de rien d’abord. Mais apr?s une demi-heure de promenade, il dit d’une voix ?trangl?e:

– Je t’ai vu, mercredi, dans la Kreuzgasse.

– Ah! dit Otto.

Et il rougit.

Christophe continua:

– Tu n’?tais pas seul.

– Non, dit Otto, j’?tais avec quelqu’un.

Christophe avala sa salive, et demanda d’un ton qui voulait ?tre indiff?rent:

– Qui ?tait-ce?

– Mon cousin Franz.

– Ah! dit Christophe.

Et, apr?s un moment:

– Tu ne m’en avais pas parl?.

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