Le hasard ?tait fertile en ressources. On n’imagine pas le parti qu’on peut tirer d’un simple morceau de bois, d’une branche cass?e, comme on en trouve le long des haies. (Quand on n’en trouve pas, on en casse.) C’?tait la baguette des f?es. Longue et droite, elle devenait une lance, ou peut-?tre une ?p?e; il suffisait de la brandir pour faire surgir des arm?es. Christophe en ?tait le g?n?ral, il marchait devant elles, il leur donnait l’exemple, il montait ? l’assaut des talus. Quand la branche ?tait flexible, elle se transformait en fouet. Christophe montait ? cheval, sautait des pr?cipices. Il arrivait que la monture gliss?t; et le cavalier se retrouvait au fond du foss?, regardant d’un air penaud ses mains salies et ses genoux ?corch?s. Si la baguette ?tait petite, Christophe se faisait chef d’orchestre; il ?tait le chef, et il ?tait l’orchestre; il dirigeait, et il chantait; et ensuite, il saluait les buissons, dont le vent agitait les petites t?tes vertes.
Il ?tait aussi magicien. Il marchait ? grands pas dans les champs, en regardant le ciel et en agitant les bras. Il commandait aux nuages: – «Je veux que vous alliez ? droite.» – Mais ils allaient ? gauche. Alors il les injuriait, et r?it?rait l’ordre. Il les guettait du coin de l’?il, avec un battement de c?ur, observant s’il n’y en aurait pas au moins un petit qui lui ob?irait; mais ils continuaient de courir tranquillement vers la gauche. Alors il tapait du pied, il les mena?ait de son b?ton, et il leur ordonnait avec col?re de s’en aller ? gauche: et en effet, cette fois, ils ob?issaient parfaitement. Il ?tait heureux et fier de son pouvoir. Il touchait les fleurs, en leur enjoignant de se changer en carrosses dor?s, comme on lui avait dit qu’elles faisaient dans les contes; et bien que cela n’arriv?t jamais, il ?tait persuad? que cela ne manquerait pas d’arriver, avec un peu de patience. Il cherchait un grillon pour en faire un cheval: il lui mettait doucement sa baguette sur le dos, et disait une formule. L’insecte se sauvait: il lui barrait le chemin. Apr?s quelques instants, il ?tait couch? ? plat ventre, pr?s de lui, et il le regardait. Il avait oubli? son r?le de magicien, et s’amusait ? retourner sur le dos la pauvre b?te, en riant de ses contorsions.
Il inventait d’attacher une vieille ficelle ? son b?ton magique, et il la jetait gravement dans le fleuve, attendant que le poisson v?nt mordre. Il savait bien que les poissons n’ont pas coutume de manger une ficelle sans app?t ni hame?on; mais il pensait que pour une fois, et pour lui, ils pourraient faire une exception; et il en vint, dans son in?puisable confiance, jusqu’? p?cher dans la rue avec un fouet, ? travers la fente d’une plaque d’?gout. Il retirait son fouet de temps en temps, tr?s ?mu, s’imaginant que la corde ?tait plus lourde cette fois, et qu’il allait ramener un tr?sor, ainsi que dans une histoire cont?e par grand-p?re…
Au milieu de ces jeux, il avait des instants de r?vasserie ?trange et de complet oubli. Tout ce qui l’entourait s’effa?ait, il ne savait plus ce qu’il faisait, il ne se souvenait m?me plus de lui-m?me. Cela le prenait ? l’improviste. En marchant, en montant l’escalier, un vide soudain s’ouvrait… Il semblait qu’il ne pens?t plus ? rien. Quand il revenait ? lui, il avait un ?tourdissement, en se retrouvant ? la m?me place, dans l’obscur escalier. C’?tait comme s’il avait v?cu toute une vie, – l’espace de quelques marches.
*
Grand-p?re le prenait souvent avec lui, dans ses promenades du soir. Le petit trottinait ? ses c?t?s, en lui donnant la main. Ils allaient par les chemins, au travers des champs labour?s, qui sentaient bon et fort. Les grillons cr?pitaient. Des corneilles ?normes, pos?es de profil en travers de la route, les regardaient venir de loin et s’envolaient lourdement ? leur approche.
Grand-p?re toussotait. Christophe savait bien ce que cela voulait dire. Le vieux br?lait d’envie de raconter une histoire; mais il voulait que l’enfant la lui demand?t. Christophe n’y manquait pas. Ils s’entendaient ensemble. Le vieux avait une immense affection pour son petit-fils; et ce lui ?tait une joie de trouver en lui un public complaisant. Il aimait ? conter des ?pisodes de sa vie, ou l’histoire des grands hommes antiques et modernes. Sa voix devenait alors emphatique et ?mue; elle tremblait d’un plaisir enfantin, qu’il t?chait de refouler. On sentait qu’il s’?coutait avec ravissement. Par malheur, les mots lui manquaient, au moment de parler. C’?tait un d?sappointement qui lui ?tait coutumier: car il se renouvelait aussi souvent que ses ?lans d’?loquence. Et comme il l’oubliait apr?s chaque tentative, il ne parvenait pas ? en prendre son parti.
Il parlait de R?gulus, d’Arminius, des chasseurs de L?tzow, de K?rner et de Fr?d?ric Stabs, celui qui voulait tuer l’empereur Napol?on. Sa figure rayonnait, en rapportant des traits d’h?ro?sme inou?s. Il disait des mots historiques, d’un ton si solennel qu’il devenait impossible de les comprendre; et il croyait d’un grand art de faire languir l’auditoire aux moments palpitants: il s’arr?tait, feignait de s’?trangler, se mouchait bruyamment; et son c?ur jubilait, quand le petit demandait, d’une voix ?trangl?e d’impatience: «Et puis, grand-p?re?»
Un jour vint, quand Christophe fut plus grand, o? il saisit le proc?d? de grand-p?re; et il s’appliqua alors m?chamment ? prendre un air indiff?rent ? la suite de l’histoire: ce qui peinait le pauvre vieux. – Mais pour l’instant, il est tout livr? au pouvoir du conteur. Son sang battait plus fort aux passages dramatiques. Il ne savait pas trop de qui il s’agissait, ni o?, ni quand ces exploits se passaient, si grand-p?re connaissait Arminius, et si R?gulus n’?tait pas, – Dieu sait pourquoi? – quelqu’un qu’il avait vu ? l’?glise, dimanche pass?. Mais son c?ur et celui du vieux se dilataient d’orgueil au r?cit des actes h?ro?ques, comme si c’?taient eux-m?mes qui les avaient accomplis: car le vieux et l’enfant ?taient aussi enfants l’un que l’autre.
Christophe ?tait moins heureux, quand grand-p?re pla?ait au moment path?tique un de ses discours rentr?s qui lui tenaient ? c?ur. C’?taient des consid?rations morales, pouvant se ramener d’ordinaire ? une pens?e honn?te, mais un peu connue, telle que: «Mieux vaut douceur que violence», – ou: «L’honneur est plus cher que la vie», – ou: «Il vaut mieux ?tre bon que m?chant»; – seulement, elles ?taient beaucoup plus embrouill?es. Grand-p?re ne redoutait pas la critique de son jeune public, et il s’abandonnait ? son emphase ordinaire; il ne craignait pas de r?p?ter les m?mes termes, de ne pas finir les phrases, ou m?me, quand il ?tait perdu au milieu de son discours, de dire tout ce qui lui passait par la t?te, pour boucher les trous de sa pens?e; et il ponctuait ses mots, afin de leur donner plus de force, par des gestes ? contresens. Le petit ?coutait avec un profond respect; et il pensait que grand-p?re ?tait tr?s ?loquent, mais un peu ennuyeux.
Ils aimaient l’un et l’autre ? revenir souvent sur la l?gende fabuleuse de ce conqu?rant corse qui avait pris l’Europe. Grand-p?re l’avait connu. Il avait failli se battre contre lui. Mais il savait reconna?tre la grandeur de ses adversaires; il l’avait dit vingt fois: il e?t donn? un de ses bras, pour qu’un tel homme f?t n? de ce c?t? du Rhin. Le sort l’avait voulu autrement: il l’admirait, et il l’avait combattu, – c’est-?-dire qu’il avait ?t? sur le point de le combattre. Mais comme Napol?on n’?tait plus qu’? dix lieues, et qu’ils marchaient ? sa rencontre, une subite panique avait dispers? la petite troupe dans une for?t, et chacun s’?tait enfui en criant: «Nous sommes trahis!» En vain, racontait grand-p?re, avait-il t?ch? de rallier les fuyards; il s’?tait jet? devant eux, mena?ant et pleurant; il avait ?t? entra?n? par leur flot, et il s’?tait retrouv? le lendemain ? une distance surprenante du champ de bataille: – c’est ainsi qu’il appelait le lieu de d?route. – Mais Christophe le rappelait impatiemment aux exploits du h?ros; et il ?tait dans l’extase de ces chevauch?es merveilleuses par le monde. Il le voyait suivi de peuples innombrables, qui poussaient des cris d’amour, et qu’un geste de lui lan?ait en tourbillons sur les ennemis toujours en fuite. C’?tait un conte de f?es. Grand-p?re y ajoutait un peu, pour embellir l’histoire; il conqu?rait l’Espagne, et presque l’Angleterre, qu’il ne pouvait souffrir.
Il arrivait que le vieux Krafft entrem?l?t ses r?cits enthousiastes d’apostrophes indign?es ? l’adresse de son h?ros. Le patriote se r?veillait en lui, et peut-?tre davantage au moment des d?faites de l’Empereur que de la bataille d’I?na. Il s’interrompait pour montrer le poing au fleuve, cracher avec m?pris, et prof?rer des injures nobles, – il ne s’abaissait pas aux autres. – Il l’appelait: sc?l?rat, b?te f?roce, homme sans moralit?. Et si ce langage avait pour objet de r?tablir dans l’esprit de l’enfant le sens de la justice, il faut avouer qu’il manquait son but; car la logique enfantine risquait fort de conclure: «Si un grand homme comme celui-l? n’avait pas de moralit?, c’est donc que la moralit? n’est pas grand’chose, et que la premi?re affaire, c’est d’?tre un grand homme.» Mais le vieux ?tait loin de se douter des pens?es qui trottinaient ? ses c?t?s.
Ils se taisaient tous deux, ruminant, chacun ? sa fa?on, ces histoires admirables; – ? moins que, sur le chemin, grand-p?re ne rencontr?t un de ses nobles clients, faisant une promenade. Il s’arr?tait alors ind?finiment, saluait tr?s bas, et prodiguait les formules d’obs?quieuse politesse. L’enfant en rougissait, sans comprendre pourquoi. Mais grand-p?re avait au fond du c?ur le respect des puissances ?tablies, des personnes «arriv?es»; et il ?tait possible qu’il n’aim?t tant les h?ros dont il contait l’histoire, que parce qu’il voyait en eux des gens mieux arriv?s, et plus haut que les autres.
Quand il faisait tr?s chaud, le vieux Krafft s’asseyait sous un arbre, et il ne tardait pas ? faire un petit somme. Alors Christophe s’asseyait pr?s de lui, sur un talus de pierres branlantes, sur une borne, ou sur quelque haut si?ge bizarre et incommode; et il balan?ait ses petites jambes, en chantonnant et en r?vassant. Ou bien, il se couchait sur le dos, et regardait courir les nuages: ils avaient l’air de b?ufs, de g?ants, de chapeaux, de vieilles dames, d’immenses paysages. Il causait tout bas avec eux; il s’int?ressait au petit nuage, que le gros allait d?vorer; il avait peur de ceux qui ?taient tr?s noirs, presque bleus, ou qui couraient tr?s vite. Il lui semblait qu’ils tenaient une place ?norme dans la vie; et il ?tait surpris que son grand-p?re et sa m?re n’y fissent pas attention. C’?taient de terribles ?tres, s’ils voulaient faire du mal. Heureusement, ils passaient, bonasses, un peu grotesques, et ils ne s’arr?taient pas. L’enfant finissait par avoir le vertige de trop regarder, et il gigotait des pieds et des mains, comme s’il allait tomber dans le ciel. Ses paupi?res clignotaient, le sommeil le gagnait… Silence. Les feuilles doucement fr?missent et tremblent au soleil, une vapeur l?g?re passe dans l’air, les mouches ind?cises se balancent, en ronflant comme un orgue; les sauterelles ivres d’?t? crissent avec une ?pre all?gresse: tout se tait… Sous la vo?te des bois, le cri du pivert a des timbres magiques. Au loin, dans la plaine, une voix de paysan interpelle ses b?ufs; le sabot d’un cheval sonne sur la route blanche. Les yeux de Christophe se ferment. Pr?s de lui, une fourmi chemine sur une branche morte en travers d’un sillon. Il perd conscience… Des si?cles ont pass?. Il se r?veille. La fourmi n’a pas encore fini de traverser la brindille.