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? partir de ce moment, il n’eut plus qu’un d?sir: retourner au th??tre; et il se remit au travail avec d’autant plus d’ardeur qu’on lui fit du th??tre la r?compense de son travail. Il ne songeait plus qu’? cela: pendant la moiti? de la semaine, il pensait au spectacle pass?; et il pensait au spectacle prochain, pendant l’autre moiti?. Il tremblait de tomber malade pour la repr?sentation; et sa crainte lui faisait ?prouver souvent les sympt?mes de trois ou quatre maladies. Le jour venu, il ne d?nait pas, il s’agitait comme une ?me en peine, il allait regarder cinquante fois l’horloge, il croyait que le soir n’arriverait jamais; enfin, n’y tenant plus, il partait de la maison une heure avant l’ouverture des bureaux, dans la peur de ne pas trouver une place; et, comme il ?tait le premier dans la salle d?serte, il commen?ait ? s’inqui?ter. Son grand-p?re lui avait racont? que, deux ou trois fois, le public n’?tant pas assez nombreux, les com?diens avaient pr?f?r? ne pas jouer et rendre le prix des places. Il guettait les arrivants, il les comptait, il pensait: «Vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq… oh! ce n’est pas assez.!… jamais ce ne sera assez!» Et quand il voyait entrer au balcon ou ? l’orchestre quelque personnage d’importance, il avait le c?ur plus l?ger; il se disait: «Celui-l?, ils n’oseront pas le renvoyer. S?rement, ils joueront pour lui.» – Mais il n’?tait pas convaincu; il ne se rassurait que quand les musiciens s’installaient. Encore craignait-il jusqu’au dernier moment que le rideau se lev?t, et que l’on annon??t, comme on le fit un soir, un changement de spectacle. Il regardait de ses petits yeux de lynx sur le pupitre de la contrebasse si le titre inscrit sur le cahier ?tait celui de la pi?ce attendue. Et quand il avait bien vu, deux minutes apr?s, il regardait de nouveau pour s’assurer qu’il ne s’?tait pas tromp?… Le chef d’orchestre n’?tait pas encore l?. S?rement il ?tait malade… On s’agitait derri?re le rideau, on entendait un bruit de voix et de pas pr?cipit?s. C’?tait un accident, un malheur impr?vu?… Le silence se r?tablissait. Le chef d’orchestre ?tait ? son poste. Tout semblait enfin pr?t… On ne commen?ait pas! Mais que se passait-il donc? Il bouillait d’impatience. – Enfin, le signal retentissait. Il avait des battements de c?ur. L’orchestre pr?ludait; et, pendant quelques heures, Christophe nageait dans une f?licit?, que troublait seulement l’id?e qu’elle finirait.

*

? quelque temps de l?, un ?v?nement musical surexcita les pens?es de Christophe. Fran?ois-Marie Hassler, l’auteur du premier op?ra qui l’avait boulevers?, allait venir. Il devait diriger un concert de ses ?uvres. La ville fut en ?moi. Le jeune ma?tre ?tait violemment discut? en Allemagne; et, pendant quinze jours, on ne parla que de lui. Ce fut bien autre chose, quand il fut arriv?. Les amis de Melchior et ceux du vieux Jean-Michel venaient constamment aux nouvelles; et ils en apportaient d’extravagantes sur les habitudes du musicien et ses excentricit?s. L’enfant suivait ces r?cits avec une attention passionn?e. L’id?e que le grand homme ?tait l?, dans sa ville, qu’il respirait le m?me air, qu’il foulait les m?mes pav?s, le jetait dans un ?tat d’exaltation muette. Il ne vivait plus que dans l’esp?rance de le voir.

Hassler ?tait descendu au palais, o? le grand-duc lui avait offert l’hospitalit?. Il ne sortait gu?re que pour aller au th??tre diriger les r?p?titions, o? Christophe n’?tait pas admis; et comme il ?tait fort indolent, il allait et revenait toujours dans la voiture du prince. Christophe avait donc peu d’occasions de le contempler; il ne r?ussit qu’une fois ? apercevoir au passage, au fond de la voiture, son manteau de fourrure, bien qu’il perd?t des heures ? l’attendre dans la rue, donnant de forts coups de poing ? droite, ? gauche, pour conqu?rir et maintenir sa place au premier rang des badauds. Il se consolait, en passant la moiti? de ses journ?es ? guetter les fen?tres du palais qu’on lui avait d?sign?es comme ?tant celles du ma?tre. Le plus souvent, il ne voyait que les volets: car Hassler se levait tard, et les fen?tres restaient ferm?es presque toute la matin?e. C’est ce qui avait fait dire aux gens bien inform?s que Hassler ne pouvait supporter le jour, et qu’il vivait dans une nuit perp?tuelle.

Enfin Christophe fut admis ? approcher son h?ros. C’?tait le jour du concert. Toute la ville ?tait l?. Le grand-duc et sa cour occupaient la grande loge princi?re, surmont?e d’une couronne, que tenaient dans les airs, avec des ronds de jambes, deux ch?rubins joufflus. Le th??tre avait un aspect de gala. La sc?ne ?tait orn?e de branches de ch?ne et de lauriers fleuris. Tous les musiciens de quelque valeur s’?taient fait honneur de tenir leur partie dans l’orchestre. Melchior ?tait ? son poste, et Jean-Michel dirigeait les ch?urs.

Lorsque Hassler parut, une acclamation monta de toutes parts, et les dames se levaient afin de mieux le voir. Christophe le d?vorait des yeux. Hassler avait une figure jeune et fine, mais d?j? un peu bouffie et fatigu?e; les tempes ?taient d?garnies; une calvitie pr?coce se montrait au sommet du cr?ne, parmi les cheveux blonds qui frisaient. Ses yeux bleus avaient un regard vague. Sous la petite moustache blonde, la bouche ironique restait rarement en repos, contract?e par mille mouvements imperceptibles. Il ?tait grand, et se tenait mal, non par g?ne, mais par fatigue ou par ennui. Il dirigeait avec une souplesse capricieuse, de tout son grand corps d?gingand? qui ondulait, comme sa musique, avec des gestes tour ? tour caressants et cassants. On voyait qu’il ?tait prodigieusement nerveux; et sa musique ?tait son reflet. Cette vie tr?pidante et saccad?e p?n?trait l’apathie ordinaire de l’orchestre. Christophe haletait: malgr? sa crainte d’attirer sur lui les regards, il ne pouvait rester immobile ? sa place; il s’agitait, il se levait, et la musique lui causait de si violentes secousses, et si inattendues qu’il ?tait contraint de remuer la t?te, les bras, les jambes, au grand dommage de ses voisins, qui se garaient comme ils pouvaient de ses ruades. Au reste, tout le public ?tait dans l’enthousiasme, fascin? par le succ?s, bien plus que par les ?uvres. ? la fin, il y eut un orage d’applaudissements et de cris, o? les trompettes de l’orchestre, selon la mode allemande, m?l?rent leurs clameurs triomphales, pour saluer le vainqueur. Christophe tressaillait d’orgueil, comme si ces honneurs ?taient pour lui. Il jouissait de voir le visage de Hassler s’illuminer d’un contentement enfantin. Les dames jetaient des fleurs, les hommes agitaient leurs chapeaux; et ce fut une ru?e du public vers l’estrade. Chacun voulait serrer la main du ma?tre. Christophe vit une enthousiaste porter cette main ? ses l?vres, et une autre d?rober le mouchoir que Hassler avait laiss? sur le coin de son pupitre. Il voulut, lui aussi, arriver ? l’estrade, bien qu’il ne s?t pas du tout pourquoi; car s’il s’?tait trouv? en ce moment pr?s de Hassler, il se serait enfui aussit?t, d’?motion. Mais il donnait des coups de t?te, comme un b?lier, dans les robes et les jambes qui le s?paraient de Hassler. – Il ?tait trop petit. Il ne put arriver.

Heureusement, grand-p?re vint le prendre ? la sortie du concert, pour l’emmener ? une s?r?nade qu’on donnait ? Hassler. C’?tait la nuit, on avait allum? des torches. Tous les musiciens de l’orchestre ?taient l?. On ne s’entretenait que des ?uvres merveilleuses que l’on venait d’entendre. On arriva devant le palais, et on se disposa sans bruit sous les fen?tres du ma?tre. On affectait des airs myst?rieux, bien que tout le monde f?t au courant, et Hassler comme les autres, de ce qu’on allait faire. Dans le beau silence de la nuit, on commen?a de jouer des pages c?l?bres de Hassler. Il parut ? la fen?tre avec le prince, et on hurla en leur honneur. Ils saluaient, tous les deux. Un domestique vint, de la part du prince, inviter les musiciens ? entrer au palais. Ils travers?rent des salles dont les murs ?taient badigeonn?s de peintures, qui repr?sentaient des hommes nus avec des casques: ils ?taient de couleur rouge?tre, et faisaient des gestes de d?fi. Le ciel ?tait couvert de gros nuages, pareils ? des ?ponges. Il y avait aussi des hommes et des femmes en marbre, v?tus de pagnes en t?le. On marchait sur des tapis si doux qu’on n’entendait point ses pas; et on p?n?tra dans une salle, o? il faisait clair comme en plein jour, et o? des tables ?taient charg?es de boissons et de choses excellentes.

Le grand-duc ?tait l?; mais Christophe ne le vit pas: il n’avait d’yeux que pour Hassler. Hassler s’avan?a vers les musiciens, il les remercia; il cherchait ses mots, s’embarrassa dans une phrase, et s’en tira par une saillie burlesque qui fit rire tout le monde. On se mit ? manger. Hassler prit ? part quatre ou cinq artistes. Il distingua grand-p?re et lui dit quelques mots tr?s flatteurs; il se rappelait que Jean-Michel avait ?t? un des premiers ? faire ex?cuter ses ?uvres; et il dit qu’il avait souvent entendu parler de son m?rite par un ami, qui avait ?t? l’?l?ve de grand-p?re. Grand-p?re se confondit en remerciements; il riposta par des louanges si ?normes que, malgr? son adoration pour Hassler, le petit en eut honte. Mais Hassler semblait les trouver tr?s agr?ables et naturelles. Enfin grand-p?re, qui s’?tait perdu dans son amphigouri, tira Christophe par la main et le pr?senta ? Hassler. Hassler sourit ? Christophe, lui caressa n?gligemment la t?te; et quand il sut que le petit aimait sa musique et qu’il ne dormait plus depuis plusieurs nuits, dans l’attente de le voir, il le prit dans ses bras et le questionna amicalement. Christophe, rouge de plaisir et muet de saisissement, n’osait pas le regarder. Hassler lui prit le menton, le for?a ? lever le nez. Christophe se hasarda: les yeux de Hassler ?taient bons et rieurs; il se mit ? rire aussi. Puis il se sentit si heureux, si admirablement heureux dans les bras de son cher grand homme qu’il fondit en larmes. Hassler fut touch? par cet amour na?f; il se fit plus affectueux encore, il embrassa le petit, et lui parla avec une tendresse maternelle. En m?me temps, il disait des mots dr?les, et il le chatouillait pour le faire rire; et Christophe ne pouvait s’emp?cher de rire au milieu de ses larmes. Bient?t il fut familiaris? tout ? fait, il r?pondit ? Hassler sans aucune g?ne; et, de lui-m?me, il se mit ? lui raconter ? l’oreille tous ses petits projets, comme si Hassler et lui ?taient de vieux amis: comment il voulait ?tre musicien comme Hassler, faire de belles choses comme Hassler, devenir un grand homme. Lui, qui avait toujours honte, il parlait avec une enti?re confiance, il ne savait ce qu’il disait, il ?tait dans une extase. Hassler riait de son babillage. Il dit:

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