Il e?t ?t? moins satisfait, s’il avait su ce qui se passait dans la t?te de son ma?tre.
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? partir de ce jour, Melchior l’emmena chez un voisin, o? l’on avait organis?, trois fois par semaine, des s?ances de musique de chambre. Melchior tenait le premier violon, Jean-Michel le violoncelle. Les deux autres ?taient un employ? de banque, et le vieil horloger de la Schillerstrasse. De temps en temps, le pharmacien venait se joindre ? eux et apportait sa fl?te. On arrivait ? cinq heures, et on restait jusqu’? neuf. Apr?s chaque morceau, on absorbait de la bi?re. Des voisins entraient et sortaient, ?coutaient sans mot dire, debout contre le mur, hochaient la t?te, remuaient le pied en mesure, et remplissaient la chambre de nuages de tabac. Les pages succ?daient aux pages, les morceaux aux morceaux, sans que rien p?t lasser la patience des ex?cutants. Ils ne parlaient pas, contract?s d’attention, le front pliss?, poussant de loin en loin un grognement de plaisir, parfaitement incapables d’ailleurs non seulement d’exprimer la beaut? d’un morceau, mais m?me de la sentir. Ils ne jouaient ni tr?s juste ni tr?s en mesure; mais ils ne d?raillaient jamais, et suivaient fid?lement les nuances qui ?taient marqu?es. Ils avaient cette facilit? musicale, qui se contente ? peu de frais, cette perfection dans la m?diocrit?, qui abonde dans la race qu’on dit la plus musicienne du monde. Ils en avaient aussi la voracit? de go?t, peu difficile sur la qualit? des aliments, pourvu que la quantit? y soit, ce robuste app?tit, pour qui toute musique est bonne, d’autant plus qu’elle est plus substantielle, – et qui ne fait pas de diff?rence entre Brahms et Beethoven, ou, dans l’?uvre d’un m?me ma?tre, entre un concerto creux et une sonate ?mouvante, parce qu’ils sont de la m?me p?te.
Christophe se tenait ? l’?cart, dans un coin qui lui appartenait, derri?re le piano. Nul ne pouvait l’y d?ranger: car il fallait, pour y entrer, qu’il march?t ? quatre pattes. Il y faisait ? moiti? nuit; et l’enfant avait juste la place de s’y tenir, couch? sur le plancher, en se recroquevillant. La fum?e du tabac lui entrait dans les yeux et la gorge; et aussi, la poussi?re: il y en avait de gros flocons, comme des toisons de brebis; mais il n’y prenait pas garde, et ?coutait gravement, assis sur ses jambes, ? la turque, et ?largissant les trous dans la toile du piano avec ses petits doigts sales. Il n’aimait pas tout ce qu’on jouait; mais rien de ce qu’on jouait ne l’ennuyait, et il ne cherchait jamais ? formuler ses opinions: car il croyait qu’il ?tait trop petit et qu’il n’y connaissait rien. Tant?t la musique l’endormait, tant?t elle le r?veillait; en aucun cas, elle n’?tait d?sagr?able. Sans qu’il le s?t, c’?tait presque toujours la bonne musique qui l’excitait. S?r de n’?tre point vu, il faisait des grimaces avec toute sa figure; il fron?ait le nez, il serrait les dents, ou il tendait la langue, il faisait des yeux col?res ou langoureux, il avait envie de marcher, de frapper, de r?duire le monde en poudre. Il se d?menait si bien qu’? la fin une t?te se penchait au-dessus du piano, et lui criait: «Eh bien, gamin, est-ce que tu es fou? Veux-tu laisser ce piano? Veux-tu ?ter ta main? je vais te tirer les oreilles!» ce qui le rendait penaud et furieux. Pourquoi venait-on lui troubler son plaisir? Il ne faisait pas de mal. Il fallait qu’on le pers?cut?t toujours! Son p?re faisait chorus. On lui reprochait de faire du bruit, de ne pas aimer la musique. Il finissait par le croire. – On e?t bien ?tonn? les honn?tes fonctionnaires, occup?s ? moudre des concertos, si on leur avait dit que le seul de la soci?t? qui sentit vraiment la musique ?tait ce petit gar?on.
Si l’on voulait qu’il se t?nt tranquille, pourquoi lui jouait-on des airs qui font marcher? Il y avait dans ces pages des chevaux emport?s, des ?p?es, les cris de la guerre, l’orgueil du triomphe; et l’on aurait voulu qu’il rest?t, ainsi qu’eux, ? branler la t?te et ? marquer la mesure avec son pied. On n’avait qu’? lui jouer des r?veries placides, ou de ces pages bavardes, qui parlent pour ne rien dire; il n’en manque pas en musique: ce morceau de Goldmark, par exemple, dont le vieil horloger disait tout ? l’heure, avec un sourire ravi: «C’est joli. Il n’y a pas d’asp?rit?s. Tous les angles sont arrondis…» Le petit ?tait bien tranquille alors. Il s’assoupissait. Il ne savait pas ce qu’on jouait; m?me il finissait par ne plus l’entendre; mais il ?tait heureux, ses membres s’engourdissaient, il r?vassait.
Ses r?ves n’?taient pas des histoires suivies; ils n’avaient ni queue ni t?te. ? peine s’il voyait de temps en temps une image pr?cise: sa m?re faisant un g?teau et enlevant avec un couteau la p?te rest?e entre ses doigts; – un rat d’eau qu’il avait aper?u la veille nageant dans le fleuve; – un fouet qu’il voulait faire avec une lani?re de saule… Dieu sait pourquoi ces souvenirs lui revenaient ? pr?sent! – Mais le plus souvent, il ne voyait rien du tout; et pourtant, il sentait une infinit? de choses. C’est comme s’il y avait une masse de choses tr?s importantes, qu’on ne pouvait pas dire, ou qu’il ?tait inutile de dire, parce qu’on les savait bien, et parce que cela ?tait ainsi, depuis toujours. Il y en avait de tristes, de mortellement tristes; mais elles n’avaient rien de p?nible, comme celles qu’on rencontre dans la vie; elles n’?taient pas laides et avilissantes, comme lorsque Christophe avait re?u des gifles de son p?re, ou qu’il songeait, le c?ur malade de honte, ? quelque humiliation: elles remplissaient l’esprit d’un calme m?lancolique. Et il y en avait de lumineuses, qui r?pandaient des torrents de joie; et Christophe pensait: «Oui, c’est ainsi … ainsi que je ferai plus tard.» Il ne savait pas du tout comment ?tait ainsi , ni pourquoi il le disait; mais il sentait qu’il fallait qu’il le d?t, et que c’?tait clair comme le jour. Il entendait le bruit d’une mer, dont il ?tait tout proche, s?par? seulement par une muraille de dunes. Christophe n’avait nulle id?e de ce qu’?tait cette mer et de ce qu’elle voulait de lui; mais il avait conscience qu’elle monterait par-dessus les barri?res, et qu’alors!… Alors, ce serait bien, il serait tout ? fait heureux. Rien qu’? l’entendre, ? se bercer au bruit de sa grande voix, tous les petits chagrins et les humiliations s’apaisaient; ils restaient toujours tristes, mais ils n’?taient plus honteux, ni blessants: tout semblait naturel, et presque plein de douceur.
Bien souvent, de m?diocres musiques lui communiquaient cette ivresse. Ceux qui les avaient ?crites ?taient de pauvres h?res, qui ne pensaient ? rien, qu’? gagner de l’argent, ou ? se faire illusion sur le vide de leur vie, en assemblant des notes, suivant les formules connues, ou, – pour ?tre originaux, – ? l’encontre des formules. Mais il y a dans les sons, m?me mani?s par un sot, une telle puissance de vie qu’ils peuvent d?cha?ner des orages dans une ?me na?ve. Peut-?tre m?me les r?ves que sugg?rent les sots sont-ils plus myst?rieux et plus libres que ceux que souffle une imp?rieuse pens?e, qui vous entra?ne de force: car le mouvement ? vide et le creux bavardage ne d?rangent pas l’esprit de sa propre contemplation…
Ainsi, l’enfant restait, oubli?, oubliant, dans le coin du piano, – jusqu’? ce que brusquement il sent?t des fourmis lui monter dans les jambes. Et il se souvenait alors qu’il ?tait un petit gar?on, avec des ongles noirs, et qu’il frottait son nez contre le mur, en tenant ses pieds entre ses mains.
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Le jour o? Melchior, entr? sur la pointe des pieds, avait surpris l’enfant assis devant le clavier trop haut, il l’avait observ?; et une illumination lui avait travers? l’esprit: «Un petit prodige!… Comment n’y avait-il pas pens?!… Quelle fortune pour une famille!… Sans doute il avait cru que ce gamin ne serait qu’un petit rustre, comme sa m?re. Mais il n’en co?tait rien d’essayer. Voil? qui serait une chance! Il le prom?nerait en Allemagne, peut-?tre m?me au dehors. Ce serait une vie joyeuse, et noble avec cela.» – Melchior ne manquait jamais de chercher la noblesse cach?e de tous ses actes; et il ?tait rare qu’il n’arriv?t pas ? la trouver.
Fort de cette assurance, aussit?t apr?s le souper, d?s la derni?re bouch?e prise, il plaqua de nouveau l’enfant devant le piano et lui fit r?p?ter la le?on de la journ?e, jusqu’? ce que ses yeux se fermassent de fatigue. Puis, le lendemain, trois fois. Puis, le surlendemain. Et tous les jours, depuis. Christophe se lassa vite; puis il s’ennuya ? mourir; enfin, il n’y tint plus, et tenta de se r?volter. Cela n’avait pas de sens, ce qu’on lui faisait faire; il ne s’agissait que de courir le plus vite possible sur les touches, en escamotant le pouce, ou d’assouplir le quatri?me doigt, qui restait gauchement coll? entre ses deux voisins. Il en avait mal aux nerfs; et cela n’avait rien de beau. Fini des r?sonances magiques, des monstres fascinants, de l’univers de songes pressenti un moment… Les gammes et les exercices se succ?daient, secs, monotones, insipides, plus insipides que les conversations que l’on avait ? table, et qui toujours roulaient sur les plats, et toujours sur les m?mes plats. L’enfant commen?a par ?couter distraitement les le?ons de son p?re. Semonc? rudement, il continua de mauvaise gr?ce. Les bourrades ne se firent pas attendre: il y opposa la plus m?chante humeur. Ce qui y mit le comble, ce fut, un soir, d’entendre Melchior r?v?ler ses projets, dans la chambre ? c?t?. Ainsi, c’?tait pour l’exhiber comme un animal savant, qu’on l’ennuyait, qu’on l’obligeait tout le jour ? remuer des morceaux d’ivoire! Il n’avait m?me plus le temps d’aller faire visite ? son cher fleuve. Qu’est-ce qu’on avait donc ? s’acharner contre lui? – Il ?tait indign?, bless? dans son orgueil et dans sa libert?. Il d?cida qu’il ne jouerait plus de musique, ou le plus mal possible, qu’il d?couragerait son p?re. Ce serait un peu dur; mais il fallait sauver son ind?pendance.
D?s la le?on suivante, il tenta d’ex?cuter son plan. Il s’appliqua consciencieusement ? taper ? c?t? des notes et ? rater tous ses traits. Melchior cria; puis il hurla; et les coups se mirent ? pleuvoir. Il avait une forte r?gle. ? chaque fausse note, il en frappait les doigts de l’enfant, en m?me temps qu’il lui vocif?rait ? l’oreille, ? le rendre sourd. Christophe grima?ait de douleur; il se mordait les l?vres pour ne pas pleurer, et, sto?quement, il continuait ? accrocher les notes de travers, rentrant sa t?te dans ses ?paules, ? chaque coup qu’il sentait venir. Mais le syst?me ?tait mauvais, et il ne tarda pas ? s’en apercevoir. Melchior ?tait aussi t?tu que lui; et il jura que, quand ils y passeraient deux jours et deux nuits, il ne lui ferait gr?ce d’aucune note, avant qu’elle e?t ?t? ex?cut?e correctement. Christophe mettait trop de conscience ? ne jouer jamais juste; et Melchior commen?ait ? soup?onner la ruse, en voyant ? chaque trait la petite main retomber lourdement de c?t?, avec une mauvaise volont? ?vidente. Les coups de r?gle redoubl?rent; Christophe ne sentait plus ses doigts. Il pleurait piteusement, en silence, reniflant, ravalant ses sanglots et ses larmes. Il comprit qu’il n’avait rien ? gagner ? continuer ainsi et qu’il lui fallait prendre un parti d?sesp?r?. Il s’arr?ta, et, tremblant d’avance ? l’id?e de l’orage qu’il allait d?cha?ner, il dit courageusement: