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Ah! comme Christophe d?testait son p?re, comme il lui en voulait de ne pas penser ? eux, de ne m?me pas se douter qu’il leur mangeait leur part! Il avait si faim qu’il le ha?ssait et qu’il aurait voulu le lui dire; mais il pensait, dans son orgueil, qu’il n’en avait pas le droit, tant qu’il ne gagnerait pas sa vie. Ce pain que son p?re lui prenait, son p?re l’avait gagn?. Lui n’?tait bon ? rien; il ?tait une charge pour tous; il n’avait pas le droit de parler. Plus tard, il parlerait – s’il arrivait ? plus tard. Oh! il mourrait de faim, avant!…

Il souffrait plus qu’un autre enfant de ces je?nes cruels. Son robuste estomac ?tait ? la torture; parfois il en tremblait, la t?te lui faisait mal; il avait un trou dans la poitrine, un trou qui tournait et qui s’?largissait comme une vrille qu’on enfonce. Mais il ne se plaignait pas; il se sentait observ? par sa m?re, et il prenait un air indiff?rent. Louisa, le c?ur serr?, comprenait vaguement que son petit gar?on se privait de manger, pour que les autres eussent davantage; elle repoussait cette pens?e; mais elle y revenait toujours. Elle n’osait pas l’?claircir, demander ? Christophe si c’?tait vrai; car, si ?’avait ?t? vrai, qu’aurait-elle pu faire? Elle-m?me ?tait habitu?e aux privations, depuis qu’elle ?tait petite. ? quoi sert de se plaindre, quand on ne peut faire autrement? Elle ne se doutait pas, il est vrai, avec sa fr?le sant? et son peu de besoins, que l’enfant d?t souffrir davantage. Elle ne lui disait rien; mais, une ou deux fois, quand les autres ?taient sortis, les enfants dans la rue, Melchior ? ses affaires, elle priait son a?n? de rester, pour lui rendre quelque petit service. Christophe lui tenait sa pelote, tandis qu’elle la d?vidait. Brusquement, elle jetait tout, et l’attirait passionn?ment ? elle; elle le mettait sur ses genoux, quoiqu’il f?t d?j? bien lourd; elle le serrait. Il lui passait avec violence ses bras autour du cou, et ils pleuraient tous deux, en s’embrassant comme des d?sesp?r?s.

– Mon pauvre petit gar?on!…

– Maman, ch?re maman!…

Ils ne disaient rien de plus; mais ils se comprenaient.

*

Christophe fut assez longtemps avant de s’apercevoir que son p?re buvait. L’intemp?rance de Melchior ne passait pas certaines limites, au moins dans les commencements. Elle n’?tait point brutale. Elle se manifestait plut?t par les ?clats d’une joie excessive. Il disait des inepties, chantait ? tue-t?te pendant des heures, en tapant sur la table; et parfois, il voulait ? toute force danser avec Louisa et avec les enfants. Christophe voyait bien que sa m?re avait l’air triste; elle se retirait ? l’?cart, et baissait le nez sur son ouvrage; elle ?vitait de regarder l’ivrogne; et elle t?chait doucement de le faire taire, quand il disait des grossi?ret?s qui la faisaient rougir. Mais Christophe ne comprenait pas; et il avait un tel besoin de gaiet? qu’il se faisait presque une f?te de ces retours bruyants du p?re. La maison ?tait triste; et ces folies ?taient une d?tente pour lui. Il riait de tout son c?ur des gestes grotesques et des plaisanteries stupides de Melchior; il chantait et dansait avec lui; et il trouvait tr?s mauvais que sa m?re, d’une voix f?ch?e, lui ordonn?t de cesser. Comment cela e?t-il ?t? mal, puisque son p?re le faisait? Bien que sa petite observation toujours en ?veil, et qui n’oubliait rien, lui e?t fait remarquer dans la conduite de son p?re plusieurs choses qui n’?taient pas conformes ? son instinct enfantin et imp?rieux de justice, il continuait pourtant ? l’admirer. C’est un tel besoin chez l’enfant! Sans doute une des formes de l’?ternel amour de soi. Quand l’homme se reconna?t trop faible pour r?aliser ses d?sirs et satisfaire son orgueil, il les reporte, enfant, sur ses parents, homme vaincu par la vie, sur ses enfants ? son tour. Ils sont, ou ils seront tout ce qu’il a r?v? d’?tre, ses champions, ses vengeurs; et dans cette abdication orgueilleuse ? leur profit, l’amour et l’?go?sme se m?lent avec une force et une douceur enivrantes. Christophe oubliait donc tous ses griefs contre son p?re, et il s’?vertuait ? trouver des raisons de l’admirer: il admirait sa taille, ses bras robustes, sa voix, son rire, sa gaiet?; et il rayonnait d’orgueil, quand il entendait admirer son talent de virtuose, ou quand Melchior racontait, en les amplifiant, les ?loges qu’il avait re?us. Il croyait ? ses vantardises; et il regardait son p?re comme un g?nie, un des h?ros de grand-p?re.

Un soir, vers sept heures, il ?tait seul ? la maison. Les petits fr?res se promenaient avec Jean-Michel. Louisa lavait le linge, au fleuve. La porte s’ouvrit, et Melchior fit irruption. Il ?tait sans chapeau, d?braill?; il ex?cuta pour entrer une sorte d’entrechat, et il alla tomber sur une chaise devant la table. Christophe commen?a ? rire, pensant qu’il s’agissait d’une de ses farces habituelles; et il vint vers lui. Mais d?s qu’il le vit de pr?s, il n’eut plus envie de rire. Melchior ?tait assis, les bras pendants, et regardait devant lui, sans voir, avec des yeux qui clignotaient; sa figure ?tait cramoisie; il avait la bouche ouverte; il en sortait de temps en temps un gloussement stupide. Christophe fut saisi. Il crut d’abord que son p?re plaisantait; mais voyant qu’il ne bougeait pas, il fut pris de peur.

– Papa! papa! criait-il.

Melchior continuait ? glousser comme une poule. Christophe lui saisit le bras avec d?sespoir, et le secoua de toutes ses forces:

– Papa, cher papa, r?ponds-moi! Je t’en supplie!

Le corps de Melchior vacilla comme une chose molle, faillit tomber; sa t?te s’inclina vers celle de Christophe; il le regarda, en gargouillant des syllabes incoh?rentes et irrit?es. Quand les yeux de Christophe rencontr?rent ces yeux troubles, une terreur folle s’empara de lui. Il se sauva au fond de la chambre, se jeta ? genoux devant le lit, et enfouit sa figure dans les draps. Ils rest?rent longtemps ainsi. Melchior se balan?ait lourdement sur sa chaise, en ricanant. Christophe se bouchait les oreilles, pour ne pas entendre, et il tremblait. Ce qui se passait en lui ?tait inexprimable: c’?tait un bouleversement affreux, un effroi, une douleur, comme si quelqu’un ?tait mort, quelqu’un de cher et de v?n?r?.

Personne ne rentrait, ils restaient seuls tous deux; la nuit tombait, et la peur de Christophe augmentait de minute en minute. Il ne pouvait s’emp?cher d’?couter, et son sang se gla?ait, en entendant cette voix qu’il ne reconnaissait plus; l’horloge boiteuse marquait la mesure de ce jacassement insens?. Il n’y tint plus, il voulut fuir. Mais pour sortir, il fallait passer devant son p?re; et Christophe fr?missait, ? l’id?e de revoir ses yeux: il lui semblait qu’il en mourrait. Il t?cha de se glisser sur les mains et sur les genoux jusqu’? la porte de la chambre. Il ne respirait pas, il ne regardait pas, il s’arr?tait au moindre mouvement de Melchior, dont il voyait les pieds sous la table. Une jambe de l’ivrogne tremblait. Christophe parvint ? la porte; d’une main maladroite, il appuya sur la poign?e; mais, dans son trouble, il la l?cha: elle se referma brusquement. Melchior se retourna pour voir; la chaise sur laquelle il se balan?ait perdit l’?quilibre: il s’?croula avec fracas. Christophe ?pouvant? n’eut pas la force de fuir, il resta coll? au mur, regardant son p?re allong? ? ses pieds; et il criait au secours.

La chute d?grisa un peu Melchior. Apr?s avoir jur?, sacr?, bourr? de coups de poing la chaise qui lui avait jou? ce tour, apr?s avoir vainement tent? de se relever, il s’affermit sur son s?ant, le dos appuy? ? la table; et il reconnut le pays environnant. Il vit Christophe qui pleurait: il l’appela. Christophe voulait se sauver; il ne pouvait bouger. Melchior l’appela de nouveau; et comme l’enfant ne venait pas, il jura de col?re. Christophe s’approcha, en tremblant de tous ses membres. Melchior l’attira vers lui, et l’assit sur ses genoux. Il commen?a par lui tirer les oreilles, en lui faisant, d’une langue p?teuse et bredouillante, un sermon sur le respect que l’enfant doit ? son p?re. Puis, il changea brusquement d’id?e, et le fit sauter dans ses bras en d?bitant des inepties: il se tordait de rire. De l?, sans transition, il passa ? des id?es tristes; il s’apitoya sur le petit et sur lui-m?me; il le serrait, le couvrait de baisers et de larmes; et finalement, il le ber?a, en entonnant le De Profundis . Christophe ne faisait aucun mouvement pour se d?gager; il ?tait glac? d’horreur. ?touff? contre la poitrine de son p?re, sentant sur sa figure l’haleine charg?e de vin et les hoquets de l’ivrogne, mouill? par les baisers et les pleurs r?pugnants, il agonisait de d?go?t et de peur. Il e?t voulu crier, et nul cri ne pouvait sortir de sa bouche. Il resta dans cet ?tat affreux, un si?cle, ? ce qu’il lui parut, – jusqu’? ce que la porte s’ouvr?t et que Louisa entr?t, un panier de linge ? la main. Elle poussa un cri, laissa tomber le panier, se pr?cipita vers Christophe, et avec une violence que nul ne lui aurait crue, elle l’arracha des bras de Melchior:

– Ah! mis?rable ivrogne! cria-t-elle.

Ses yeux flambaient de col?re.

Christophe crut que son p?re allait la tuer. Mais Melchior fut si saisi par l’apparition mena?ante de sa femme qu’il ne r?pliqua rien et se mit ? pleurer. Il se roula par terre; et il se frappait la t?te contre les meubles, en disant qu’elle avait raison, qu’il ?tait un ivrogne, qu’il faisait le malheur des siens, qu’il ruinait ses pauvres enfants, et qu’il voulait mourir. Louisa lui avait tourn? le dos avec m?pris; elle emportait Christophe dans la chambre voisine, elle le caressait, elle cherchait ? le rassurer. Le petit continuait de trembler, et il ne r?pondait pas aux questions de sa m?re; puis il ?clata en sanglots. Louisa lui baigna la figure avec de l’eau; elle l’embrassait, elle lui parlait tendrement, elle pleurait avec lui. Enfin, ils s’apais?rent tous deux. Elle s’agenouilla, le mit ? genoux aupr?s d’elle. Ils pri?rent pour que le bon Dieu gu?r?t le p?re de sa d?go?tante habitude, et que Melchior redev?nt bon comme autrefois. Louisa coucha l’enfant. Il voulut qu’elle rest?t pr?s de son lit, ? lui tenir la main. Louisa passa une partie de la nuit, assise au chevet de Christophe qui avait la fi?vre. L’ivrogne ronflait sur le carreau.

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