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Les stèles, chères à Victor Ségalen, sont aux installations, dans le même rapport que la tevcnh vis à vis de la technique.

“Das Gestell”, ce mot où Heidegger cherche à dire la vive et muable mouvance de notre technique, ce mot (ai‑je dit) parle en toute clarté. C’est d’abord un mot de la langue courante (où il désigne tous les sortes de montages obtenus en assemblant des éléments destinés à se structurer en vue de former: un bâti, un support, un chassis). Mais il est déjà parlant rien que par sa composition. Le préfixe ge-, partout présent dans les langues germaniques, y signale un type remarquable d’unité, celle qui vient du fait que se réunisse, se rassemble — quoi, en l’occurrence? Eh bien ce qu’indique le radical verbal. Ce dernier — stell, stellen — nous l’avons déjà remarqué, signale une manière très précise de poser: poser debout, disposer relativement à une verticalité.

Nous n’avons pas, semble‑t — il, de terme français où cet aspect ressorte comme composante primordiale. Mais il y a bien un mot dans lequel le trait majeur qui importe à Heidegger vient quasiment de lui‑même au premier plan. C’est notre mot: “consommation” — à condition toutefois de le prendre à rebours de son sens habituel (la consommation d’énergie). Si l’on oriente l’écoute sur le sens fort du mot “sommation”, on peut l’entendre dire: la multiforme variété de sommations en lesquelles l’humanité planétaire se voit désormais sommée de ne plus rien viser (à commencer par elle‑même) que sous le visage sommaire de la totalité. Nous accédons manifestement au foyer de la question dès que nous apercevons comme moteur de l’arraisonnement la consommation telle qu’elle vient d’être cernée.

Dans sa lettre, Jean Beaufret ne dit pas un mot concernant cette sommation totale. C’est qu’à ce propos le requiert une autre question: d’où vient la sommation de poser, de disposer, d’installer qui anime la technique comme si c’était son foyer? Nous devons redoubler de prudence, car se demander d’où cela vient — malgré les apparences — ce n’est en aucune façon s’interroger sur une “origine” (ce mot entendu encore au sens habituel). Ce n’est pas demander quelle est la provenance de la technique, mais: être après à questionner son avenance.

Pour ne pas nous y perdre, suivons plus que jamais Jean Beaufret. La question de la technique, a‑t — il écrit, demande que l’on remonte par delà Aristote jusqu’à Héraclite parce que cette question des questions “dem Geheimnis selbst entspricht”. Si nous ne donnons pas à chacun des mots leur sens le plus rempli, nous ne sommes tout simplement plus là où nous a mené jusqu’ici Jean Beaufret. Voyons‑les donc un à un.

Le verbe: Entsprechen. C’est parler (sprechen) en disant le mot qui est un vrai répondant, en ce qu’il tire de ce dont il parle (ent-) ce qu’il tente de nommer. Cette parole qui répond, elle répond à…, pour autant qu’elle répond de….À quoi répond‑elle, et de quoi? “Dem Geheimnis selbst”.

Avec ce mot de “Geheimnis” nous rencontrons à nouveau le préfixe ge-, et dans la même acception de rassemblement. “Geheimnis” a couramment le sens de notre “secret”. Ce mot: “secret”, il suffit de l’entendre parler latin, c’est—à-dire venir de secernere, secretum: ce qui a été soigneusement mis à part, pour ne pas être trop loin de “Geheimnis”. “Ge‑heimnis”, c’est d’abord ce qui n’est confié qu’aux familiers, à ceux qui savent les êtres de la maison, et qui gardent secret ce savoir. Soit.

Mais ainsi nous n’avons pas encore atteint le secret du secret. “Geheimnis”, c’est en effet le secret lui‑même, non plus compris extérieurement, en tant qu’il est gardé par ceux auxquels il serait confié. N’est véritable secret que ce qui, de soi‑même, se garde soi‑même secret. Telle est ici l’indication du préfixe. Tant que nous ne quittons pas la représentation anthropologique du secret, où ce dernier est une sorte de contrat entre gens qui conviennent de ne pas divulguer une information qu’ils jugent plus prudent de garder pour eux, il nous est impossible de comprendre ce secret qu’est le Geheimnis (tel que l’entendent de conserve Jean Beaufret et Martin Heidegger).

Reste le petit mot “selbst”, qui apparemment vient s’ajouter à Geheimnis, alors qu’en réalité, c’est lui le secret du secret. Car si Geheimnis est bien ce qui, gardant le secret, se rassemble pour mieux le garder, “selbst” est l’index de ce que j’aimerais appeler la réflexivité pure (c’est—à-dire une réflexivité qui précède et rend possible, par exemple chez l’être humain, de “réfléchir” au sens où nous prenons couramment ce mot, alors qu’en réalité, la véritable réflexivité n’est rien d’autre que le fait de faire ce que l’on fait, en le faisant comme il faut le faire, c’est—à-dire: pour faire que cela se fasse, c’est—à-dire se fasse uniquement en relation à soi).

Ce que le foyer de vivacité de la technique a d’irrésistible, écrit ainsi posément Jean Beaufret, répond au secret même — entendons, au secret: soi‑même.

Vont aussitôt suivre trois mises au point, pour ne pas laisser ce qui vient d’être atteint dans une indétermination qui laisserait échapper ce de quoi l’on a déjà réussi à s’acquitter.

La première est en apposition à “Geheimnis selbst” — et cite deux mots du Fgt. 123 d’Héraclite. Le secret: soi‑même — en d'autres termes: le kruvptesqai de la fuvsi".

Kruvptesqai, à la voix moyenne, c’est—à-dire cette voix, qui — du moins pour la langue grecque — articule les formes verbales de ce que je viens de nommer une réflexivité pure (où ce qu’indique le verbe, son “action”, s’accomplit relativement à l’accomplissement même), kruvptesqai, c’est, pour la fuvsi": se mettre en retrait. Pour peu que l’on entende fuvsi" comme “la levée où ne cesse de poindre tout ce qui est en train d’éclore”, il faut se rendre à la paradoxale évidence que le secret de l’éclosion n’est autre que le mouvement antithétique par lequel la fuvsi" ne se manifeste pas, c’est—à-dire se retire pour mieux se garder soi‑même. Souvenons- nous ici de la traduction du Fgt 123 par Jean Beaufret: «Rien n’est plus cher à l’éclosion que le retrait.»

La deuxième mise au point est une nouvelle apposition, cette fois aux deux mots d’Héraclite. Nous avons ainsi une troisième nomination du secret. Le secret: soi‑même, est dit à présent comme: “das verborgene «Daß».” “Daß” est la conjonction du fait que — de l’événement qui a lieu. En fait, “das verborgene «Daß»” reprend et traduit “le kruvptesqai de la fuvsi"”. En effet l’événement, le “quod” dont il est question ici, c’est l’éclosion- même de tout ce qui est, mais comprise cette fois comme restant en retrait, comme se retirant d’autant plus et d’autant mieux que ce qui fait apparition en est venu remplir tout l’horizon.

Reste la troisième mise au point. Elle met en rapport le secret que nomme Héraclite — l’échappée de l’éclosion, le fait que l’éclosion échappe et se dérobe, comme foyer de futurition de la fuvsi" — elle met en rapport ce secret avec toute l’histoire de la pensée philosophique. Cette échappée, dit Jean Beaufret “par quoi est portée l’histoire tout entière de l’allégie de l’estre”.

Relisons:

«Je crois que je vois, encore mieux qu’à Meßkirch, l’extraordinaire difficulté de “Die Frage nach der Technik”. Car il s’agit de la question des questions, qui par‑delà Aristote, remonte jusqu’à Héraclite, aussi loin faut‑il en effet remonter pour autant que l’irrésistible, dans le foyer de muance de la technique, répond au secret des secrets: soi‑même, répond au kruvptesqai de la fuvsi", répond au fait en retrait gue <la fuvsi" se retire en soi>, par quoi l’histoire tout entière de l’allégie de l’estre est portée.»

L’histoire de l’allégie — croyez bien que ce n’est pas sans avoir hésité que je vous propose ce matin de rendre ainsi la locution “ Lichtu ngsgesch ichte”.

“Lichtung”, Jean Beaufret l’entendait, à juste titre, comme “éclaircie”. “L’éclaircie dans la forêt” correspond exactement à l’allemand “Waldlichtung”. C’est la clairière, où la densité des arbres cesse d’être compacte. Pourquoi ne pas en rester à “éclaircie” ou “clairière”? Pour une raison simple, à savoir que le mot Lichtung, comme l’a remarqué Heidegger lui‑même, et comme il y insiste, n’a pas — malgré les apparences — rapport au substantif “das Licht” (la lumière)[102]. Exactement comme l’anglais “light”, l’adjectif “licht” [son doublet “leicht” est aujourd’hui plus en usage] a bien l’acception du latin levis, ce qui est léger, rapide.

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102

Entendons‑nous bien: le mot de “clairière”, ainsi que celui de “clarté”, n’a pas non plus de rapport avec la lumière. Ils viennent du radical *kel (appeler, clamer). Pour que retentisse un appel, il faut bien qu’il y ait un espace libre, plus exactement un espace dégagé. Mais rien n’est dit, avec “clairière” ou “éclaircie”, sur le rapport possible entre l’appel et le dégagement de l’espace où l’appel retentit. Or Lichtung dit précisément la manière dont a lieu le désemcombrement de l’espace libéré.

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