Prenons l’exemple du maître menuisier: il “sait” comment s’y prendre pour faire une table; or, à ce savoir, est premier le fait d’avoir d’avance en vue — d’avoir‑vu une fois pour toute — ce qu’il s’agit pour lui de faire être. La tevcnh est ainsi, pour l’homo faber, le moment où il devient en propre l’homme qui sait être faber, parce qu’il se sait être faber, et entend désormais ce que c’est qu’être, au premier chef, à partir de ce savoir‑là. Avec les philosophes, ce savoir devient thématiquement philosophique, ce qui pour nous veut dire: il suffit de lire Aristote pour voir comment la tevcnh est un savoir proprement éidétique — au sens où l’ei\do" de Socrate et Platon, le visage immuable, tel qu’il a été vu une fois pour toutes — configure une intelligibilité du savoir qui marque de fond en comble la visée propre à la tevcnh.
Résumons: poser la question de la technique renvoie à l’entente grecque de la tevcnh non pas historiographiquement, mais suivant une généalogie historiale d’intelligibilité. Mais cela n’implique nullement que la “technique” — ce que nous nommons de ce nom — soit la tevcnh grecque. Entre la tevcnh grecque et notre technique, il y a bien un rapport; mais ce rapport est lui‑même symptomatiquement inapparent.
Pour y faire apparaître un commencement de lisibilité, il faut remonter au‑delà d’Aristote. C’est exactement là que Jean Beaufret passe à l’autre langue, et son premier mot est “insofern”.
Comment traduire “insofern”? En remarquant d’abord qu’il répond à la question “in wie fern” — littéralement: en quelle mesure loin, à quelle distance de lointain? La question de la technique, dit Jean Beaufret, “par delà Aristote, remonte jusqu’à Héraclite”, insofern: “aussi loin que cela”. Ce lointain‑là, en effet, d’où parle Héraclite, quand commence à poindre l’expérience historiale de l’histoire, fait apparaître Héraclite à une incommensurablement plus grande distance d’Aristote qu’Aristote n’est lui- même distant de nous. C’est aussi loin qu’il faut remonter, s’il s’agit d’entrevoir ce qui, autrement, reste inapparent dans le rapport où viennent se lier entre elles “fabrication”, tevcnh et “technique”.
Pour sentir ce rapport historial, il faut d’abord avoir affronté ce que Jean Beaufret nomme “das Unaufhaltsame des Wesens der Technik”.
“Das Unaufhaltsame”: “Le caractère irrésistible” ai‑je traduit plus haut. Bien insuffisant, car il ne s’agit pas seulement d’une simple caractéristique. “Aufhalten”, c’est: retenir, arrêter, et plus particulièrement: arrêter quelque chose qui est en cours ou même en pleine course. “Das Unaufhaltsame”: ce qu’a de foncièrement inarrêtable, de réfractaire à tout endiguement, d’impossible à freiner ou refréner. Or ce qui se présente avec cette capacité de faire céder tous les efforts de blocage, c’est ce que Heidegger nomme: “das Wesen der Technik”.
Nous avons tendance à entendre cette locution comme désignant “l’essence de la technique”. Mais il vaut mieux quitter ce terrain — si du moins notre souci est de comprendre quelque chose à ce que Jean Beaufret est en train de découvrir en approfondissant sa lecture de Heidegger.
Car l’essence, ce que nous entendons sous ce nom, n’est autre que l’avatar, dans une philosophie devenue discipline d’école, de l’ei\do" — du visage immuable sous lequel se présente ce qui est quand le vise la tevcnh.
Lorsqu’il s’agit de comprendre — entendons bien: “comprendre” dans un sens plein, où ce n’est plus du tout la prise qui est au cœur de l’entreprise, mais bien, respectivement, la relation réciproque où s’entrecroisent et s’unissent ce qui est compris et ce qui le comprend — lorsqu’il s’agit de comprendre la technique, la prendre comme elle‑même s’y prend, c’est—à-dire en dégageant l’ei\do", n’est plus du tout de mise. En d’autres termes: lorsque Heidegger dit “das Wesen der Technik”, le mot “Wesen” n’a plus du tout l’acception traditionnelle d’essence.
Wesen est l’un de ces termes que Heidegger a écoutés avec la plus soutenue des attentions. Ce qu’il importe pour nous d’y comprendre, c’est que “Wesen” est un mot dont la résonnance est infiniment plus riche que celle d’un terme technique. “Das Wesen”, d’abord, est la pure et simple substantification du verbe “wesen”, lequel a connu, depuis le moyen—âge jusqu’à l’époque classique, un emploi très significatif dans la langue allemande. En particulier, ce verbe se signale par son aspect d’intense vivacité. Dans l’ancienne langue, il s’associe volontiers à deux autres verbes, “leben” (= vivre) et “wirken” (= être au travail) — de sorte qu’une locution comme: “lebet und weset und wirket” [il est en pleine vie et en plein travail] donne sur le champ un aperçu tout à fait prégnant de l’acception dans laquelle l’oreille allemande entend le mot “Wesen”. Je viens de le rendre tant bien que mal en combinant les deux verbes qui l’entourent: “leben” et “wirken”. Quand on évoque cette plénitude d’être en plein travail, et que l’on se la figure comme ne connaissant pas de cesse, on n’est pas trop loin, je crois, de ce qu’il s’agit de penser avec le mot “Wesen”, tel qu’invite à l’entendre Heidegger.
Le verbe “wesen”, cela mérite d’être remarqué, donne au prétérit du verbe “être”, sa forme: “war” (w.a.r) — exactement comme le radical indoeuropéen qui se retrouve dans le grec fuvsi" fournit au latin et au français la forme passée: fuit, il fut.
À l’époque où ce verbe était d’usage courant, “wesen” s’entendait (tout comme le sanscrit vâsatt: il habite) dans l’acception de “demeurer, “habiter” — mais faisons bien attention: au sens où habiter, si c’est bien d’habiter au sens factif qu’il s’agit, est aux antipodes de prendre des habitudes, puisque cela demande un continuel renouveau d’inventions et d’initiatives. Pour notre gouverne, et peut—être aussi afin d’en apprendre quelque chose, notons que le vieux mot français “estance” avait exactement cette acception: la demeure, le séjour — c’est—à-dire le fait de se tenir en un lieu [stlocus], cette tenue demandant à celui qui s’y tient, une attention soutenue et un travail de tous les instants.
Quand il donne des indications sur “Wesen”, Heidegger le rapproche volontiers du verbe “währen” (w.a tréma. h.r.e.n) qui n’est en fait que le duratif de “wesen”. Il suffit de songer à ceci: que durer, au sens plein, n’implique nullement l’immutabilité (est‑il besoin d’ajouter: tout au contraire?) — il suffit d’avoir remarqué cela pour commencer à voir s’ouvrir l’abîme qui sépare l’essence (au sens traditionnel) de ce que Heidegger entend avec “Wesen”.
“Das Wesen der Technik” — Jean Beaufret ne traduit pas, et pour cause! Pour le faire comme il faudrait, nous devrions trouver un mot ou une tournure dans lesquels parlerait une mutabilité, ou mieux, pour reprendre un vieux mot de notre langue: une “muableté” — dont la marque serait, plutôt que l’aptitude à simplement s’étendre continuement dans le temps, une véritable muance (on se souviendra qu’on disait autrefois “muance de terre” pour: tremblement de terre) — une “muance”, donc, où prédomine une intense capacité d’impulser toujours à nouveau. Il est dommage que le mot de “mouvance” se soit restreint à désigner exclusivement le fait juridique, pour un certain domaine, de relever d’un autre. Péguy a tenté, autrefois, de rendre à ce mot l’acception de: ce qui donne mouvement, ce qui ne cesse de remettre en mouvement.
Mais peu importe que nous n’ayons pas de mot pour traduire “Wesen”, pourvu que nous soyons en état de comprendre l’acception dans laquelle il faut le prendre. “Das Unaufhaltsame des Wesens der Technik”: par là se dit la propagation qui va s’élargissant et qui, du coup, revient animer encore plus profondément l’irrésistible lame de fond du phénomène qu’est la technique, lorsqu’elle est comprise à partir de cette plénitude qui la travaille, et que Heidegger comprend comme “Wesen der Technik”.
Ici, permettez‑moi de quitter un instant Jean Beaufret, pour aller jeter un coup d’œil directement chez Heidegger. Il nomme ce qui ne cesse de travailler au cœur de notre technique: “das Gestell”. Là encore, il importe bien plus de comprendre l’indication qui motive le choix de ce mot, que de vouloir imposer un terme susceptible, dans un lexique, de le traduire. André Préau l’a rendu par “arraisonnement”, ce qui est une excellente traduction, car, avec cette idée de “ramener de gré ou de force à la raison”, “passe” quelque chose de l’irrésistible mouvement de fond inhérent à la visée technicienne. Mais voilà qui ne doit pas arrêter notre réflexion; tout au contraire: il s’agit d’aller jusqu’à comprendre comment se fait l’arraisonnement. Or c’est justement ce que dit le mot: das Gestell, lequel ne demande qu’à parler. En lui se lit le radical du verbe “stellen”, la racine indo‑européenne * st(h)el-: faire se dresser debout. Est‑ce un pur hasard si, à cette époque qui est la nôtre, les productions de l’art contemporain sont nommées, par ceux qui les réalisent, des “installations”?