La question de la technique n’est pas une question facile. Non pas qu’elle impliquerait un déploiement d’enquêtes excédant les capacités que nous sommes individuellement en état de mettre en œuvre, mais tout simplement parce qu’elle demande un changement sans précédent du mode de questionnement.
Envisager ne serait‑ce qu’un changement quelconque, voilà qui ne va pas sans susciter quelque perturbation. Mais ce changement‑là, le changement du mode de questionnement, risque de bouleverser d’une manière si profonde, qu’il est prudent de commencer par s’y exercer pour ainsi dire du dehors (c’est—à-dire d’abord par des décalages formels) avant de l’entreprendre pour de bon.
À titre préparatoire, regardons le titre choisi par Heidegger lorsqu’il s’est agi de publier, en 1962, le texte du cours professé pendant le semestre d’hiver 1935/1936, et qui s’intitulait originalement: Questions fondamentales de la métaphysique.
Le livre de 1962 porte le titre: “Die Frage nach dem Ding”. Ce titre permet de vérifier ce que nous venons d’avancer. À première vue il donne à entendre que l’on s’y interroge sur ce qu’est une chose. Mais en réalité il invite à nous livrer à un exercice dont la pratique demande des qualités peu cultivées, l’exercice qui consiste à envisager face à face (si l’on ose dire) quelque chose qui ne cesse d’échapper; à savoir, dans le cas précis, le fait qu’une “chose” — ce que nous nommons “une chose”, et que les Allemands nomment “ein Ding” (les Anglais “a thing”) — il se pourrait bien, malgré toutes les découvertes techniques qui s’accumulent depuis des siècles, que nous en soyons beaucoup plus éloignés que nous ne pensons; si éloignés même, que nous ne pressentons plus guère ce que sont les choses, ce qu’elles sont, désormais, radicalement à notre insu (raison pour laquelle un malaise presque insupportable s’installe, à peine quelqu’un en vient‑il à simplement énoncer que ce que nous pensons aujourd’hui des choses nous barre l’accès à ce qu’elles sont en vérité).
Ce que sont les choses, Heidegger nous invitera plus tard à en apprendre le B, A, BA à même l’expérience la plus humble, en faisant paraître que la moindre des choses n’est vraiment que dans la mesure où, avec elle et en elle, est en cause et se rassemble le cadre entier non seulement de toutes les choses, mais de tout ce qui est.
Avant cette leçon de chose, on peut lire à la dernière page du livre publié en 1962 (dont on pourrait rendre le titre en disant Questionner après la chose):
«Nous avons dit plus haut que la question de la chose [die Dingfrage] était une question historiale; à présent nous voyons plus lisiblement à quel point il en est bien ainsi. La manière dont Kant questionne après la chose consiste à questionner après “intuitionner” et “penser”, après “l’expérience” et ses “principes”; ce qui signifie: cette question questionne après l’homme. La question: Qu’est‑ce qu’une chose? n’est autre que la question: Qui donc est l’être humain?
Mais cela n’implique pas que les choses soient de simples fabrications de l’ingéniosité humaine; tout au contraire, cela signifie: l’être humain doit être compris comme cet être qui, toujours déjà, saute d’emblée par‑delà les choses, mais de telle manière que sauter par‑delà les choses n’est possible que dans la mesure où les choses, tout en demeurant elles‑mêmes, viennent à la rencontre <de l’homme> — en ceci précisément qu’elles nous renvoient nous‑mêmes derrière nous, derrière tout ce qui, chez nous, en reste à la surface. Dans le questionnement kantien après la chose s’ouvre une dimension qui s’étend entre la chose et l’être humain, et dont l’étendue porte loin en avant par‑delà les choses, tout en portant à rebours bien derrière les êtres humains.»
Le style de Heidegger se reconnaît moins au vocabulaire qu’à la façon qu’il a de faire apparaître phénoménologiquement, par exemple: cette “dimension” dont il parle à la fin du texte que je viens de citer. Il me paraît important de souligner ce trait, parce que cela permet de saisir quelque chose qui, dans l’atmosphère asphyxiante de cloisonnement qui règne dans ce qui nous tient lieu de monde, échappe de plus en plus fatalement.
Cette dimension dont parle Heidegger — que dis‑je: cette dimension que nous voyons se déployer pour peu que nous aiguisions notre écoute en nous attachant à suivre ce qui est dit — d’autres, à leur manière à eux, l’on fait paraître. Ainsi (je n’en cite qu’un, mais quand on a l’attention avivée, on peut voir d’autres grands exemples où parallèlement vient s’exposer une manifestation comparable), ainsi, Henri Matisse, dans sa peinture, donne essor à ce qu’il nomme dans ses propos: “espace spirituel”, ou “espace cosmique”, “véritable espace plastique”, dont la spécificité consiste, dit‑il, à être un “espace vibrant”. Dans un propos rapporté par André Verdet[100], et datant de la fin de sa vie, Matisse déclare «Il y a aussi la question de l’espace vibrant.
Donner la vie à un trait, à une ligne, faire exister une forme, cela ne se résout pas dans les académies conventionnelles mais au dehors, dans la nature, à l’observation pénétrante des choses qui nous entourent.»
Dans un propos plus ancien[101] (datant de 1929), il exposait l’intention qui préside à son travail de peintre:
«Mon but est de rendre mon émotion. Cet état d’âme est créé par les objets qui m’entourent et qui réagissent en moi: depuis l’horizon jusqu’à moi‑même, y compris moi‑même. Car très souvent je me mets dans le tableau et j’ai conscience de ce qui existe derrière moi.»
Les mots ont beau n’être pas les mêmes, l’angle d’attaque des questions pointer dans des directions distinctes — une indéniable analogie d’inspiration anime le peintre et le philosophe: celle qui les oblige l’un comme l’autre à quitter l’ordre convenu de la représentation habituelle — à le quitter une fois pour toute, c’est—à-dire avec la conviction de ne jamais plus même pouvoir y revenir. Dans ce mouvement, il ne faut pas se le cacher, gît un risque considérable: perdre le contact des contemporains, ne plus du tout leur être intelligible. Non pas par souci de se singulariser en voulant à tout prix paraître “original”, mais sous une urgence entièrement autre, qui ne peut guère tomber sous le sens, puisqu’il s’agit désormais d’exister en rapport immédiat si possible à ce dont tire son origine ce que vous êtes, ce que vous faites aussi bien que le cadre entier de tout ce qui vous entoure.
Dans le cas de Heidegger, les vicissitudes de l’histoire ont encore accru ce risque, au point qu’il est facile de masquer sous l’apparence d’une candide bonne foi des critiques dont la motivation réelle est l’incapacité d’envisager ne serait‑ce que le plus infime changement des habitudes acquises.
La façon dont aujourd’hui encore, cinquante ans après que la conférence a été prononcée, on évacue communément ce que Heidegger a tenté de faire émerger concernant la technique; la légèreté avec laquelle le philistinisme intellectuel escamote son propos sous l’étouffoir qu’est la formule inepte de “technophobie” [je n’invente rien, hélas! — je me borne à citer], tout cela aurait de quoi stupéfier, si ne pouvait s’y repérer la source de ces gauchissements: la micrologie, sinon la misologie qui condamne à faire fi de tout ce qui ne se réduit pas aux schémas grâce auxquels on se meut confortablement là où il n’y a plus que des “problèmes” en attente de leur “solution”. Je ne souligne pas cette carence parce que je me laisserais emporter par un mouvement d’humeur. Rien ne doit être ici du ressort d’un simple affect. Quand il s’agit de penser, s’impose décidément dès le premier pas, d’avoir délaissé le terrain de l’opinion et des inclinations. Heidegger, face à la technique, ne s’abandonne pas à une “phobie”. Si tel était le cas, disons‑le tout net, il ne vaudrait pas la peine de nous en occuper un seul instant.