Литмир - Электронная Библиотека
Содержание  
A
A

«Si la France succombe, – a dit un de nos amis, – il faut alors proclamer toute l'humanité en danger». Et cela est peutêtre vrai, si, par l'humanité, nous entendons seulement l'Europe germano-romaine. Mais pourquoi faudrait-il l'entendre ainsi? Devons-nous donc, comme les Romains, nous poignarder à la manière de Caton, parce que Rome succombe, et que nous ne voyons rien, ou ne voulons rien voir hors de Rome; parce que nous tenons pour barbare tout ce qui n'est pas elle? Est-ce donc que tout ce qui est placé en dehors de notre monde est de trop et ne sert absolument à rien?

Le premier Romain, dont le regard observateur perça la nuit des temps, en comprenant que le monde auquel il appartenait devait succomber, se sentit l'âme accablée de tristesse, et, par désespoir, ou peut-être parce qu'il était plus haut placé que les autres, il jeta un coup d'œil au-delà de l'horizon national, et son regard fatigué s'arrêta sur les barbares. Il écrivit son livre les Mœurs des Germains; et il eut raison, car l'avenir leur appartenait.

Je ne prophétise rien; mais je ne crois pas non plus que les destins de l'humanité et son avenir soient attachés, soient cloués à l'Europe occidentale. Si l'Europe ne parvient pas à se relever par une transformation sociale, d'autres contrées se transformeront; il y en a qui sont déjà prêtes pour ce mouvement, d'autres qui s'y préparent. L'une est connue, je veux dire les Etats de l'Amérique du Nord; l'autre, pleine de vigueur, mais aussi pleine de sauvagerie, on la connaît; peu ou mal.

L'Europe entière sur tous les tons, dans les parlements et dans les clubs, dans les rues et dans les journaux, a répété le cri du braillard berlinois: «Ils viennent, les Russes! les voilà! les voilà!» Et, en effet, non seulement ils viennent, mais ils sont déjà venus, grâce à la maison de Habsbourg; peut-être vont-ils s'avancer encore, grâce à la maison de Hohenzollern.

Personne, cependant, ne sait ce que c'est que ces Russes, ces barbares, ces Cosaques, ce que c'est que ce Peuple, dont l'Europe a pu apprécier la mâle jeunesse dans ce combat, dont il est sorti vainqueur. Que veut ce Peuple, qu'apporte-t-il avec lui? Qui en sait quelque chose? César connaissait les Gaulois mieux que l'Europe ne connaît les Russes. Tant que l'Europe occidentale a eu foi en elle-même, tant que l'avenir ne lui est apparu que comme une suite de son développement, elle ne pouvait s'occuper de l'Europe orientale; aujourd'hui les choses ont bien changé.

Cette ignorance superbe ne sied plus à l'Europe; ce ne serait plus aujourd'hui la conscience de la supériorité, mais la ridicule prétention d'un hidalgo castillan qui porte des bottes sans semelles et un manteau troué. Le danger de la situation ne peut se dissimuler. Reprochez aux Russes, tant qu'il vous plaira, d'être esclaves, à leur tour ils vous demandent: «Et vous, vous êtes libres?» Ils peuvent même ajouter que jamais l'Europe ne sera libre que par l'affranchissement de la Russie. C'est pour cela, je crois, qu'il y aurait utilité à connaître un peu ce pays.

Ce que je sais de la Russie, je suis prêt à le communiquer. Il y a déjà longtemps que j'ai conçu la pensée de ce travail, et bientôt, puisqu'on nous a rendu si libéralement le temps de lire et d'écrire, j'accomplirai mon projet. Ce travail me tient d'autant plus au cœur qu'il m'offre le moyen de témoigner à la Russie et à l'Europe ma reconnaissance. On ne devra chercher dans cette œuvre ni une apothéose, ni un anathème. Je dirai la vérité, toute la vérité, autant que je la comprends et la connais, sans réserve, sans but préconçu. Il ne m'importe en rien de quelle manière on dénaturera mes paroles et comment on s'en prévaudra. J'estime trop peu les partis pour mentir en faveur de l'un ou de l'autre.

On ne manque point de livres sur la Russie; la plupart cependant sont des pamphlets politiques; ils n'ont pas été écrits dans l'intention de faire mieux connaître le sujet; ils ont servi à lа propagande libérale, soit en Russie, soit en Europe; on voulait effrayer celle-ci et l'instruire, en lui présentant le tableau du despotisme russe. C'est ainsi qu'à Sparte, pour inspirer l'horreur de l'ivrognerie, on montrait en spectacle des ilotes pris de vin.

Contre les pamphlets et les diffamations, le gouvernement russe avait organisé une littérature semi-officielle, chargée de le louer et de mentir en sa faveur. D'un côté, c'est un organe de la République bourgeoise qui, dans son ignorance, mais avec la meilleure intention du monde et par patriotisme, représente les Russes comme un peuple de Calibans, croupissant dans l'ordure et l'ivrognerie, avec de petits fronts aplatis qui ne permettent pas à leurs facultés de se développer, et n'ayant de passions que celles qu'inspirent les fureurs de l'ivresse.

D'un autre côté, un journal allemand, payé par la cour d'Autriche, publie des lettres sur la Russie, dans lesquelles on exalte toutes les infamies de la politique russe et où l'on dépeint le gouvernement russe comme le plus fort et le plus national. Ces exagérations passent en dix autres journaux et servent de base aux jugements que l'on porte ensuite sur ce pays.

A dire vrai, le dix-huitième siècle accordait à la Russie une attention plus profonde et plus sérieuse que ne<le>fait le dixneuvième, peut-être parce qu'il redoutait moins cette puissance. Les hommes prenaient alors un intérêt réel à l'étude de ce nouvel Etat, se montrant tout à coup à l'Europe dans la personne d'un tzar charpentier et venant réclamer une part dans la science et dans la politique européenne.

Pierre Ier, dans son grossier uniforme de sous-officier, avec son énergique sauvagerie, se saisit hardiment de l'administration au détriment d'une aristocratie énervée. Il était si naïve ment brutal, si plein d'avenir que les penseurs d'alors se mirent à l'étudier avidement, lui et son Peuple. Ils voulaient s'expli-quer comment cet Etat s'était développé sans bruit, par des voies tout autres que le reste des Etats européens; ils voulaient approfondir les éléments dont se composait la puissante organisation de ce Peuple.

Des hommes, comme Müller, Schlosser, Ewers, Lévesque, consacrèrent une partie de leur vie à l'étude de l'histoire de la Russie, comme historiens, d'une manière tout aussi scientifique que s'en occupèrent sous le rapport physique Pallas et Gmelin. De leur côté des philosophes et des publicistes considéraient avec curiosité l'histoire contemporaine de ce pays, le phénomène d'un gouvernement qui, despotique et révolutionnaire à la fois, dirigeait son Peuple et n'était pas entraîné par lui.

Ils voyaient que le trône, fondé par Pierre Ier, avait peu d'analogie avec les trônes féodaux et traditionnels de l'Europe; les tentatives violentes de Catherine II, pour transporter dans la législation russe les principes de Montesquieu et de Beccaria proscrits dans presque toute l'Europe, sa correspondance avec Voltaire, ses rapports avec Diderot confirmaient encore à leurs yeux la réalité de ce phénomène.

Les deux partages de la Pologne furent la première infamie qui souilla la Russie. L'Europe ne comprit pas toute la portée de cet événement; car elle était alors occupée d'autres soins. Elle assistait, le cou tendu, et respirant à peine, aux grands événements par lesquels s'annonçait déjà la Révolution française. L'impératrice de Russie se mêla au tourbillon et offrit son secours au monde chancelant. La campagne de Souvarow en Suisse et en Italie n'eut absolument aucun sens, elle ne pouvait que soulever l'opinion publique contre la Russie.

L'extravagante époque de ces guerres absurdes, que les Français nomment encore aujourd'hui la période de leur gloire, finit avec leur invasion en Russie; ce fut une aberration de génie, comme la campagne d'Egypte. Il plut à Bonaparte de se montrer à la terre debout sur un monceau de cadavres. A la gloire des Pyramides il voulut ajouter la gloire de Moscou et du Kremlin. Cette fois il ne réussit pas; il souleva contre lui tout un Peuple qui saisit résolument les armes, traversa l'Europe derrière lui et prit Paris.

33
{"b":"280581","o":1}