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En ses rares instants de méditation, elle croyait fermement qu’elle persévérerait dans cette attitude. L’ère du mal était close. Elle ne s’en affligeait ni ne s’en réjouissait.

Un matin, en entrant au salon de lecture du Casino, elle heurta presque Mme Berchon. Elles s’arrêtèrent net, embarrassées l’une et l’autre. Puis Henriette, bravement, tendit la main.

— Ça fait du bien de se revoir, dit l’une.

La seconde répliqua :

— C’est vrai, le hasard vous divise, mais à la première occasion on se rapproche.

Puis elles s’adressèrent des excuses mutuelles. Mme Chalmin allégua la sévérité de Robert en ce qui concernait ses relations. Henriette, à son tour, prétexta :

— Moi aussi, Adrien m’a priée de vous éviter, on racontait sur vous des choses !…

Elles soupirèrent :

— Comme on est mauvais !

L’injustice de leurs époux les indigna, elles se ligueraient contre eux.

— Écoutez, dit Henriette, nous sommes descendus à l’hôtel de Normandie. Nous y avons fait la connaissance de gens très bien, des Parisiens, M. et Mme Miroux. Nos maris s’en vont les après-midi à la pêche ou en excursion. Venez, je vous présenterai Marthe Miroux. Elle est charmante.

L’amitié des deux femmes renaquit, plus impérieuse et plus communicative. On lâcha tous ses secrets. Qu’avait-on à se cacher ? Henriette énuméra ses diverses coquetteries, intrigues inachevées qu’elle brisait toujours avant le dénouement. Lucie, pour n’être point en reste, arrangea d’une manière honnête trois ou quatre de ses aventures. Elles furent frappées de la similitude de leurs goûts. Mme Chalmin les définit ainsi :

— C’est adorable de voir la joie que vous inspirez par un mot gentil, le chagrin que cause votre maussaderie, le désir dont s’allument les yeux qui vous contemplent. Quant à moi, je ne souhaite rien de plus. Je veux bien m’amuser, je ne ferme pas la bouche à ceux qui me disent leur amour, mais c’est tout.

Cette profession de foi obtint l’entière adhésion d’Henriette. Leur vertu réciproque leur parut intacte. Elles se vouèrent une estime inébranlable.

La droiture de leurs principes étant acquise, elles purent dès lors confesser l’ardente curiosité qui les poussait vers le mystère défendu.

— Qu’y a-t-il de si différent ? s’écriait Mme Berchon. Pourtant l’impression ne doit pas changer parce qu’elle vient d’un amant au lieu de venir d’un mari ? Nos maris ont toujours été les amants d’autres femmes, et ils agissaient, je crois, avec ces femmes comme avec nous-mêmes.

Et Lucie, dominée par le rôle qu’elle jouait, répondait d’un air songeur :

— N’importe, ma chère, il y a bien une différence, sans cela pourquoi tant de femmes seraient-elles coupables ?

Elle consultèrent Marthe Miroux. D’un air distrait, elle soupira :

— Ah ! mon Dieu, si vous saviez comme ça m’est égal !

Elle avait des sourcils noirs qui se rejoignaient en une seule ligne épaisse, des yeux sévères et, tranchant, sur la pâleur livide de la peau, une bouche trop rouge, comme peinte au sang.

Elle parlait peu. Selon Mme Berchon, elle devait avoir quelque peine secrète. De vagues plaintes formulées de part et d’autre et la froideur visible de leurs relations, laissaient supposer un désaccord profond entre elle et son mari.

— Il y a un drame là-dessous, déclarait Henriette.

— Je n’en sais rien, disait Lucie, en tout cas son regard a une insistance gênante, il se plante sur vous et n’en bouge plus… moi, il me fait presque peur.

Elle attribuait en effet à ce regard une acuité prodigieuse. Il la fouillait, déchirait le voile de mensonges dont elle s’affublait, et lisait couramment le livre de sa vie. Et Lucie, tout en étalant l’austérité de ses mœurs, devinait que sous le masque impassible de cette femme errait un sourire incrédule. Mme Miroux n’alla-t-elle pas jusqu’à l’interrompre par une impolitesse ?

— Cela ne prouve rien, vos théories, vous seriez fautive que vous les avanceriez quand même.

Mme Chalmin rougit, décontenancée. Elle s’appliqua désormais à la contredire dans ses moindres propos, et à manifester son antipathie par des vexations.

Marthe affectait de ne le point remarquer. Mais, profitant d’une absence de Mme Berchon, elle mit sa main sur l’épaule de Lucie et murmura :

— Comme vous êtes mauvaise !

Habituellement hautaine et dure, la voix avait pris une inflexion douce. Le visage se détendait en un sourire. Et les yeux, les yeux impitoyables, avaient une tristesse touchante.

Elle demanda :

— Pourquoi me traitez-vous comme une ennemie ?

Lucie ne répondit pas, toute remuée. Et l’autre continuait :

— Ne soyez plus ainsi, cela me fait mal. J’aurais tant aimé vous plaire et devenir votre amie, votre seule amie… Vous êtes si belle !

Mme Chalmin crut comprendre. Une légère répulsion, mêlée de crainte, la pénétra. Elle résolut d’éviter les tête-à-tête.

Pourtant, le lendemain, ce fut elle-même qui l’appela, au sortir de l’eau, d’un ton de défi :

— Vous cherchez une cabine ! Voulez-vous la moitié de la mienne ? Vous vous déshabillerez pendant que je me rhabillerai.

La cabine était peu spacieuse, leurs mouvements se contrariaient. Mme Miroux dit :

— J’attendrai que vous soyez prête.

Mais comme Lucie se plaignait du froid, elle saisit une serviette. Des gouttes d’eau ruisselaient sur les bras et sur les épaules. La chair frémissait. Elle frotta vigoureusement jusqu’à ce que le sang affluât à la peau.

— Ça va-t-il mieux ?

Lucie, levant ses paupières qu’elle tenait à moitié baissées, prononça :

— Oh ! oui, j’étouffe maintenant.

Elles se regardèrent, silencieuses. Sous les pas des baigneurs, le galet criait, les planches résonnaient. On cogna deux fois à la porte de la cabine : « Est-ce bientôt libre, ici ? » Elles se taisaient. Leur solitude s’accroissait de tout le tumulte avoisinant. Par la lucarne, un rayon de soleil s’introduisit où grouillaient des atomes de poussière…

Lasses de se voir en cachette, ces trois dames commirent l’imprudence de se promener ensemble. M. Berchon et M. Miroux les rencontrèrent. Henriette s’écria :

— Figurez-vous que nous nous sommes retrouvées dans un magasin ; nous étions fâchées sans raison, la réconciliation a été vite faite.

Désormais, Lucie vint ouvertement à l’hôtel de Normandie.

Une des conséquences de ses rapports avec Mme Berchon fut un réveil d’élégance. Son extérieur ne varia point, mais son goût se dégrossit, et spécialement elle devint soucieuse de sa toilette intime. Henriette portait d’exquis dessous qu’elle combinait et confectionnait elle-même. Elle inventait des formes de chemise d’une indécence adorable. Ses jupons et ses pantalons avaient un cachet particulier et, en tout, dans le choix des surahs et des batistes, dans la nuance des faveurs, se révélait un raffinement délicat.

Lucie copia ses modèles. Aussitôt réunies, elles se mettaient au travail. Ces messieurs s’attardaient volontiers en leur société, retenus par tout ce linge de femme et par le babillage de Mme Chalmin.

Ce ne fut vraiment pas en vertu d’un plan que Lucie les accabla de ses coquetteries. Elles se déployaient naturellement, à son insu. L’exécution du mal, chez elle, précédait l’idée de ce mal. Et encore, cette idée, la concevait-elle toujours, même l’acte accompli ? Ses attaques étaient brutales. Elle s’adressait aux instincts, non au cerveau ni au cœur, — au mâle non à l’homme. Elle ne séduisait pas, elle excitait. Ainsi visé, l’adversaire capitulait aussitôt, et elle dégageait de la promptitude de sa victoire un motif de vanité.

La lutte, cette fois, se compliquait d’un attrait spécial. Lequel des deux élus accepterait le premier son joug ? La naissance des désirs fut instantanée. En pouvait-il être autrement ? Elle en suivit avec intérêt la marche rapide et attendit l’aveu ou l’assaut, signes de la défaite. Émouvant tournoi !

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