VI
L’intimité de Mme Bouju-Gavart et de Mme Chalmin s’établit sur des bases solides.
L’esprit de Lucie reçut là une nourriture abondante, son âme une forte éducation.
— Tout est à refaire en toi, ma fille, disait Mme Bouju-Gavart en son langage un peu emphatique, où se révélait la fréquentation des prêtres, — on t’a enseigné les préjugés, mais non les principes. On a négligé de te donner les idées larges et justes, les préceptes et les exemples, tout ce qui forme enfin les inébranlables fondations où l’on peut bâtir.
Lucie écoutait respectueusement. Les mots chantaient à son oreille. Elle leur accordait assez d’attention pour en comprendre le sens et même les discuter. Mais elle ne tâchait nullement à se les inculquer, encore moins à se conduire d’après les maximes émises. Son approbation était tout extérieure. « Comme c’est vrai, ce que vous dites là ! » s’exclamait-elle, convaincue, sans que l’envie lui vînt d’obéir à cette vérité. Ces deux heures d’exaltation quotidienne lui suffisaient. Elle y puisait beaucoup d’estime pour elle-même et une grande indulgence pour ses faiblesses.
À l’issue de ces confidences elle prenait le tramway et s’en allait chez Lemercier.
En revanche, elle mettait à fuir parrain un acharnement méritoire. Là gisait sa probité, ce qui lui procurait l’illusion d’être honnête. Elle pouvait soutenir sans honte le regard de sa vieille amie, puisqu’elle ne la trahissait plus.
La liaison de Lucie et de Georges Lemercier ne comporta ni passion ni excès sensuels. Ce fut un passe-temps, un adultère de convenance. Les caresses finies, on causait. Georges initia sa maîtresse aux mystères de la vie parisienne, sujet captivant. Les célébrités de la capitale défilèrent, les actrices et les filles galantes, toutes celles dont on cite dans les journaux boulevardiers les noms, les robes et les déplacements. Les anecdotes foisonnaient. Et Lucie contemplait, bouche béante, avec vénération, cet homme qui avait partagé le lit des courtisanes illustres. Elle brûlait de les connaître. Elle rêva d’orgies en leur compagnie.
Lemercier dut à ses relations un relief considérable. Ses prodigalités achevèrent de conquérir Lucie. L’offre de deux superbes solitaires, montés en boucles d’oreilles, lui inspira même une tendresse démonstrative. Elle les cacha au fond d’une armoire, entre deux piles de serviettes, et elle ne cessait de les en sortir pour les examiner et les palper.
Georges fut malheureusement contraint à une absence d’une ou deux semaines. Ce fâcheux départ détraqua l’existence méthodique de Lucie. Une telle régularité présidait à l’emploi de son temps ! Dès lors, tout l’horripila, son intérieur, sa chambre, la couleur des rideaux, les piaillements de René.
Robert en subit le contre-coup.
— Qu’est-ce que tu as ? grognait-il, tu es d’une humeur massacrante. Quel drôle de corps tu fais tout de même, avec tes changements de caractère !
Bientôt il n’eut plus à se plaindre. Lucie, recouvra son calme. Une après-midi, en effet, parrain l’arrêta en pleine rue :
— Je te tiens, tu ne t’en iras pas, bredouillait-il,… écoute-moi, viens là-bas, une fois seulement…
On les observait. Il s’en alla. Elle le suivit, rue Saint-Georges. Il n’y eut aucune réconciliation : leurs habitudes reprirent leur cours comme si rien ne les eût interrompues.
Deux semaines plus tard, Lucie recevait poste restante une lettre où Lemercier l’avertissait de son retour et lui fixait un rendez-vous. Elle hésita d’abord. Une pudeur singulière la révoltait contre ce partage. Cela fut de courte durée. La perspective de cette double intrigue et des complications qui en résulteraient, la séduisit beaucoup au contraire. Elle en discerna vite le côté pittoresque. Au jour assigné, elle fut exacte.
De notables voluptés la récompensèrent de cette résolution. Ayant commencé par diviser sa semaine en deux parts égales dont elle réservait l’une à Lemercier, et l’autre à parrain, elle abandonna ce système d’une monotonie trop pesante. L’imprévu la tentait. Elle obligea ses deux amants à l’attendre journellement, de telle heure à telle heure. Elle, elle choisissait.
Le plus souvent elle se décidait dehors, à la dernière minute. De la rue Verte, le tramway la menait rue Jeanne-d’Arc, en face de la Tour Saint-André. Là elle se consultait. Irait-elle à droite chez le vieux, ou à gauche chez le jeune ? Son cœur se taisait, sa chair aussi. Seuls des motifs futiles la guidaient, sans que jamais elle les analysât.
Il lui arriva même, en un moment d’embarras pénible, de flâner dans le petit jardin Saint-André. Des enfants jouaient. Des vieillards caquetaient. Elle examina la façade en bois sculpté, d’un travail si merveilleux, que l’on a plaquée sur une maison neuve, en un coin humide du square. Le gardien, l’accostant, lui infligea des explications où elle ne saisit que le nom de Diane de Poitiers. Puis elle escalada les marches qui grimpent au sommet de la tour, et elle se mit à chercher l’emplacement probable des toits qui abritaient ses deux amants. Et, accoudée contre la balustrade en pierre de la plateforme, elle rêvassa. À qui donner la préférence ? La descente lui rompit les jambes, ce qui la détermina en faveur de parrain, car la route était plus courte à effectuer.
Une autre fois, la poursuite d’un monsieur la divertit au point qu’elle en négligea ses rendez-vous. Elle le traîna dans Saint-Sever. Mais comme il ne l’abordait pas, elle se fit promener en voiture le long de la Seine, et elle s’ingéniait à évoquer la mine piteuse des deux infortunés qui se morfondaient Là-bas, impatients de son corps.
Ces accès d’indépendance découlaient du reste d’une nouvelle théorie dont les lois s’étaient insensiblement dévoilées à elle. Elle s’octroyait, après ses diverses aventures, de justes titres à la connaissance de l’homme. Aussi pouvait-elle le juger sans crainte d’erreur. Et de ses méditations, elle concluait qu’on doit le traiter avec rudesse. L’indifférence le mate. Il faut le plier aux caprices les plus fantasques et l’asservir comme un être inférieur, prêt à toutes les lâchetés.
Cette théorie, elle l’appliquait à tort et à travers, quand elle s’en souvenait. Tel jour, elle eut un retard exagéré. Tel autre, elle se refusa. Elle modifia l’apparence de son humeur, d’ordinaire égale. Elle restait muette, sombre, énigmatique, puis le lendemain riait, d’un rire nerveux : « Je les affole », se disait-elle. Elle les lassait plutôt. Lemercier surtout aspirait à la saison des bains comme à une délivrance méritée.
Elle continuait ses visites à Mme Bouju-Gavart, la société de sa vieille amie lui plaisant toujours. Elle s’abreuvait de ses maximes et de ses sermons avec la même soif ardente. Le vice l’emplissait d’une horreur vertueuse. Pour montrer la ténacité de son zèle, elle confessait un tas de péchés. Quant à ses rapports avec parrain, elle n’y songeait jamais auprès de Mme Bouju-Gavart, s’évitant ainsi des remords importuns.
Le 1er août, on partit pour Dieppe. Lemercier promit d’y faire maintes apparitions. Mais il ne vint pas. Mme Chalmin écrivit, ne reçut aucune réponse, et n’y pensa plus.
Au bord de la mer, Lucie subit cette crise d’indolence, où les femmes vivent d’une vie animale, sans rêves ni désirs. Elle s’engourdissait dans une langueur qui reposait ses membres et son cerveau. Tout incident l’effrayait, capable de troubler cette somnolence béate. Elle n’eut d’ailleurs pas à fuir l’hommage des hommes : son extérieur, se modifiant avec ses dispositions, ne le provoquait point.
Cela dura des semaines. Chalmin que l’extension de ses affaires avait obligé à louer un local plus vaste, rue de Crosne, restait à Rouen pour surveiller l’aménagement de ses nouveaux magasins et n’arrivait que le samedi soir.
Ses baisers suffisaient à Lucie.