— Maintenant et toujours, interrompit Chalmin, de ce ton grave, nuancé de respect, qu’il employait en parlant de sa femme. Soyez tranquille, Lucie est une épouse et une mère sérieuse, et c’est du fond du cœur que je vous remercie.
Dans le monde, cet incident fut du meilleur effet. « Vous savez, cette pauvre dame Chalmin, son petit garçon est très mal. Elle est aux cent coups. »
La pitié qu’elle inspirait atténua le mécontentement qu’avait produit son manque d’égards vis-à-vis diverses personnes.
Le docteur Danègre seconda puissamment les efforts de la jeune femme. Il venait à tout moment. Taciturne, il saluait d’un signe, s’asseyait auprès de l’enfant et l’observait de longues minutes. Puis il avançait d’une voix mesurée une opinion qui empruntait à cette sobriété de paroles une importance décisive.
Il avait en ville une clientèle peu nombreuse, mais fidèle. En général, son mutisme effrayait le malade. Il ignorait ou dédaignait les mots qui réconfortent, qui adoucissent la brûlure des plaies et font accepter l’ennui des convalescences. De plus, on lui reprochait de vivre à l’écart. On ne le voyait que seul, ce qui, en province, inquiète toujours.
Lucie croyait aveuglément en lui. Cette confiance se manifestait même d’une manière si évidente que le docteur devint moins farouche. Outre ses diagnostics, il émit quelques principes sur la façon d’élever les enfants, quelques autres sur le traitement de la fièvre scarlatine, d’autres enfin sur les questions médicales qui se présentaient à eux. Mme Chalmin, flattée, l’esprit ailleurs, ripostait par des exclamations effarées : « Ah ! vraiment ?… Je ne me doutais pas de cela. »
Il s’établit entre eux des rapports agréables. Leurs conversations perdirent souvent de leur caractère technique, ils échangeaient des idées selon le gré des circonstances, avec abandon du côté de Lucie et réserve chez Danègre.
Un jour, elle bavardait, assise devant lui, la taille ployée, les coudes sur ses genoux, le menton appuyé sur ses deux poings. Quand elle leva la tête, elle vit ses yeux, des yeux hagards, injectés de sang, qui fouillaient l’entrebâillement de son peignoir.
Le lendemain, Lucie garda le lit. Robert conduisit le docteur auprès d’elle. Elle gémit :
— Je suis patraque… j’ai de l’oppression… une douleur lancinante au cœur.
Il dut céder aux instances de Robert et l’ausculter. Il couvrit d’une serviette la poitrine de la jeune femme, appliqua son oreille contre la toile, et il commandait : « Toussez, respirez plus fort. »
Lucie, tout en se conformant à ses injonctions, épiait sa voix et ses gestes pour y surprendre quelque tremblement. Mais, impassible, attentif à l’épreuve, il continuait, interrogeait, par de petits coups de son index recourbé, les différentes parties de la gorge. Ayant fait subir au dos la même opération, il conclut froidement :
— Vous n’avez rien, Madame.
— Cependant, docteur, objecta Chalmin, elle souffre, il y a peut-être un remède…
Danègre ricana :
— Oui, il y en a un : s’habiller et sortir.
Lucie, vexée, lui témoigna désormais une indifférence hautaine dont il ne se souciait pas. Ils ne s’adressaient que les paroles indispensables. L’état de René s’améliorant, il espaça ses visites.
Un dîner d’intimes marqua cette période. M. Bouju-Gavart, revenu définitivement de son ermitage, y parut. Mme Chalmin le combla de ses prévenances.
Au salon elle dit à Paul :
— Ça doit joliment t’assommer le retour de ton père. Tu n’es pas aussi libre.
Il se récria :
— Lui ? Ah ! il ne me tracasse pas beaucoup.
— Que pouvait-il bien faire là-bas ? insinua-t-elle.
Il se pencha et cyniquement :
— Elle s’appelle Léontine, elle a des cheveux blonds, dix-huit ans, et elle est blanchisseuse de son métier.
Grâce à une tactique savante, Lucie parvint à bloquer M. Bouju-Gavart dans un coin.
— Vous vous êtes donc lassé de votre solitude ?
Il répondit carrément :
— Non, mais n’ayant plus à te craindre, je n’avais plus à rester.
— Je ne saisis pas, fit-elle.
Il la regarda, et d’un air calme, sans haine, sans provocation :
— C’est pourtant bien clair. J’avais peur de toi, j’ai voulu me guérir. La cure a été lente, difficile, néanmoins j’ai réussi.
Elle ressentit une violente contrariété. Son amour-propre n’admettait pas qu’un homme épris d’elle secouât ainsi son joug en quelques mois. Elle se contint et minauda :
— Eh bien, tant mieux, vrai, ça me chagrinait, je préfère que nous redevenions bons amis comme autrefois. Nous nous reverrons souvent, n’est-ce pas ?
Il répliqua :
— Tant que tu voudras, maintenant.
De fait un matin il se présenta. Sa retraite l’avait rajeuni. Il portait haut sa tête blanche, au teint clair. Il s’enquit de René, se plaignit de l’hiver terrible qu’on avait traversé, et dont, plus qu’un autre, il avait subi la rigueur dans sa grande baraque mal close, dépeignit la campagne sous la neige, se vanta d’une excursion aventureuse sur la Seine gelée, et tout cela posément, avec une placidité qui exaspérait Lucie. Ensuite il demanda :
— Et toi, tu ne t’es pas trop ennuyée ?
— Je ne me suis jamais tant amusée, s’exclama-t-elle. D’ailleurs, à vous, parrain, je n’ai rien à cacher, figurez-vous qu’on m’a fait la cour ! Ce que j’ai dû subir de déclarations, et de tous les hommes, et partout, au bal comme en pleine rue !
Il eut un air enjoué :
— Hé ! hé ! ça prouve que je n’avais pas si mauvais goût. Et parmi ces messieurs, il n’en est pas un ?…
— Qui sait ! murmura-t-elle.
« Elle ment, » se dit-il, un peu énervé.
Il se renversa, croisa ses jambes et reprit, la voix songeuse :
— Quand je pense que jadis ton « qui sait ! » m’aurait retourné le cœur. Comme j’étais fou et imbécile, et comme tout cela est loin ! Je me souviens d’un matin semblable, je me croyais guéri déjà, et puis ton corps, que je devinais sous ton peignoir rose, m’a détraqué. Aujourd’hui le peignoir est blanc, ton corps se dessine aussi nettement, et je n’ai rien, là, au cœur, pas un battement. Ah ! je suis bien guéri !
Mme Chalmin suffoquait :
— Vous, guéri ?
— Radicalement, scanda-t-il.
Alors une rage la souleva. D’un mouvement brusque, elle défit le bouton de son corsage, écarta l’étoffe et, lui montrant sa poitrine, elle dit fièrement :
— Guéri de cela ? Vous croyez ?
Il poussa un cri d’extase et de détresse. Ses bras se tendirent vers l’adorable vision, comme pour l’étreindre et aussi s’en défendre, et il se mit à pleurer, ainsi qu’un enfant, des larmes tristes qui suivaient le creux de ses rides.
René, cependant, recouvrait des forces. Le docteur prescrivit une promenade en voiture. Lucie choisit comme but la Forêt-Verte.
En route elle tenta de revivre les diverses étapes de sa chute, mais bien des détails s’étaient effacés, et elle s’étonna de la confusion de ses souvenirs. Il y avait très longtemps, lui semblait-il, des mois et des mois, qu’elle n’avait considéré les poutres en X de cette ferme, entendu les aboiements de ce chien, remarqué le baiser de ces deux arbres, là-haut. Elle ne parvint même pas à reconstituer la phrase que Richard avait prononcée lors de sa première caresse.
Dans la forêt, après la maison du garde, sur ce chemin où leurs bouches s’étaient accolées, elle ne reconnut rien autour d’elle, et elle eut un regret mélancolique de ne pouvoir donner à sa faute d’autre décor que la capote fuyante d’un cabriolet.
Devant la borne kilométrique n°6, elle arrêta la voiture, s’assit au revers d’un talus et voulut se découvrir une émotion légitime. Mais elle ne put se rappeler que l’ardeur désespérante de Bichon et la colère grotesque d’Amédée. Et il lui fallut serrer les dents et fermer les poings pour dompter le rire déplacé qui grondait en elle.
— Au retour, l’enfant fut morose, de mauvaise humeur. La mère fit venir Danègre. Il conseilla le repos et la diète, puis, accompagnant Lucie dans sa chambre, il la tranquillisa.