Les quatre vélos s’arrêtèrent à quelque distance de la base. Des empreintes de pneus dans la poussière et une flaque d’huile indiquaient que d’autres voyageurs avaient brièvement fait halte au même endroit.
« Pourquoi on s’arrête ? demanda Pepper.
— Je réfléchis », répondit Adam.
La chose était ardue. La fraction mentale qu’il savait être lui était toujours là, mais elle tentait désespérément de se maintenir à flot au sommet d’un geyser de ténèbres. Il avait cependant conscience que ses compagnons étaient humains à cent pour cent. Il leur avait déjà attiré des ennuis : vêtements déchirés ou retenues sur leur argent de poche, entre autres. Mais cette fois-ci, les risques dépassaient largement l’assignation à résidence dans une chambre, avec ordre de la ranger.
D'un autre côté, personne d’autre n’était disponible.
« Très bien, décida-t-il. Il nous faut des trucs, je crois. Une épée, une couronne et une balance. »
Ils le regardèrent fixement.
« Quoi, ici ? demanda Brian. On trouvera rien de tout ça par ici.
— Oh, chais pas, répondit Adam. Quand on pense à tous les jeux auxquels on a jouéc »
Comme pour apporter un point d’orgue à la journée du sergent Deisenburger, une voiture s’approcha. Elle flottait à plusieurs centimètres au-dessus du sol, car elle n’avait plus de pneus. Ni de peinture. Par contre, elle traînait derrière elle un sillage de fumée bleue et, quand elle fit halte, on entendit les petits bruits métalliques du métal qui refroidit après avoir été porté à haute température.
On aurait dit qu’elle avait des vitres en verre fumé. C’était simplement un effet provoqué par du verre ordinaire et un intérieur saturé de fumée.
La porte du conducteur s’ouvrit et des volutes de vapeurs asphyxiantes s’en échappèrent, suivies par Rampa.
Il agita la main pour chasser la fumée de son visage, cligna des yeux, puis transforma son geste en salut amical.
« Salut ? Ça va ? Est-ce que le monde est arrivé à expiration ?
— Il refuse de nous laisser entrer, Rampa,dit madame Tracy.
— Aziraphale ? C’est toi ? Très bien, ta robe », répondit Rampa d’un air distrait. Il ne se sentait pas très bien. Au fil des cinquante derniers kilomètres, il avait imaginé qu’une tonne de métal, de caoutchouc et de cuir en flammes était une automobile en parfait état de fonctionnement. La Bentley avait farouchement résisté. Le plus difficile avait été de continuer à faire rouler le tout après que les pneus radiaux tout temps avaient été entièrement consumés par les flammes. À côté de lui, les décombres de la Bentley s’effondrèrent brutalement sur leurs essieux tordus, quand il cessa d’imaginer qu’elle avait des pneus.
Il tapota une surface de métal assez chaude pour y frire des œufs.
« Les voitures modernes ne sont plus capables de ce genre de performances », dit-il avec amour.
Tout le monde le regardait.
On entendit un petit déclic électronique.
La barrière se levait. Le coffrage abritant le moteur électrique poussa un gémissement mécanique, puis abandonna la partie devant la puissance irrésistible qui actionnait la barrière.
« Hé, lança le sergent Deisenburger. Lequel d’entre vous a fait ça, bande de zouaves ? »
Zip. Zip. Zip. Zip.Et un petit chien avec des pattes qui semblaient floues.
Ils regardèrent passer sous la barrière quatre silhouettes qui pédalaient furieusement et qui disparurent à l’intérieur du camp.
Le sergent se reprit.
« Hé là », dit-il, mais sur un ton beaucoup moins assuré, cette fois-ci, « dans le lot, y avait un gosse accompagné dans un panier d’un extraterrestre sympa venu de l’espace, avec une tête en forme d’étron ?
— Je ne crois pas, répondit Rampa.
— Alors, dans ce cas, ils vont au-devant de gros ennuis », conclut le sergent Deisenburger. Il leva son arme. Fini de tourner autour du pot ! Il avait des visions récurrentes de savonnettes. « Et vous aussi.
— J’te prévenionsc commença Shadwell.
— Tout ceci n’a que trop duré,intervint Aziraphale. Sois gentil, Rampa, mets un peu d’ordre dans tout ça.
— Hmmm ? répondit Rampa.
— C’est moi, le gentil. Tu n’espères quand même pas que je vaisc oh, et puis zut ! On essaie de faire au mieux, et voilà où on se retrouve. » Il claqua des doigts.
On entendit le pop d’un flash à l’ancienne, et le sergent Thomas A. Deisenburger disparut.
« Euhc fit Aziraphale.
— Z’avez vu ? » dit Shadwell, qui n’avait pas pleinement assimilé les problèmes de double personnalité de madame Tracy, « de l’enfance de l’art. Restez près eud’moué, zaurez rien à craindre.
— Bien joué, déclara Rampa. Je ne t’en aurais jamais cru capable.
— Non, reconnut Aziraphale. Moi non plus, d’ailleurs. J’espère bien que je ne l’ai pas expédié dans un endroit épouvantable.
— Tu ferais mieux de t’habituer tout de suite, conseilla Rampa. Contente-toi de les expédier. Mieux vaut ne pas trop s’inquiéter du lieu où ils arrivent. » Il paraissait fasciné. « Tu ne me présentes pas à ton nouveau corps ?
— Oh ? Si. Si, bien sûr. Madame Tracy, je vous présente Rampa. Rampa, madame Tracy. Enchantée.
— Entrons », fit Rampa. Il contempla avec tristesse les décombres de sa Bentley, puis se rasséréna. Une jeep se dirigeait résolument vers le portail, et elle paraissait bourrée de personnes prêtes à hurler des questions et à faire feu, sans trop se soucier de l’ordre dans lequel elles accomplissaient ces deux opérations.
Il se sentit mieux. Voilà qui correspondait davantage à ce qu’on pourrait appeler son domaine de compétence.
Il retira les mains de ses poches, les leva comme Bruce Lee et sourit comme Lee Van Cleef. « Ah, dit-il. Voici notre véhicule. »
Ils parquèrent leurs vélos à l’extérieur d’un des bâtiments bas. Wensleydale prit bien garde à poser l’antivol sur le sien. C’était un garçon qui prenait ce genre de précautions.
« Alors, ils vont ressembler à quoi, ces gens ? demanda Pepper.
— Ils pourraient ressembler à n’importe quoi, avoua Adam, perplexe.
— Ce sont des adultes, non ? insista Pepper.
— Oui, reconnut Adam. T'as jamais vu de gens plus adultes de toute ta vie, je suppose.
— C’est jamais bon de se bagarrer avec les adultes, fit Wensleydale, lugubre. On a toujours des ennuis.
— Inutile de te battre avec eux, dit Adam. Il te suffit de faire comme je t’ai dit. »
Les Eux regardèrent les objets qu’ils transportaient. Dans la catégorie outils pour réparer le monde, leur efficacité semblait sujette à caution.
« Comment on va les trouver, alors ? se demanda Brian avec perplexité. J’me souviens, quand on est venus pour la journée portes ouvertes, y a que des pièces partout. Que des pièces remplies de lumières qui clignotent. »
Adam contempla les bâtiments d’un air pensif. Les sirènes vocalisaient toujours leur tyrolienne.
« Eh ben y m’semblec
— Hé, qu’est-ce que vous fichez là, les gosses ? »
Ce n’était pas une voix menaçante à cent pour cent, mais elle arrivait au bout du rouleau. Elle appartenait à un officier qui avait passé dix minutes à tenter de tirer au clair un monde impénétrable, où les sirènes se déclenchaient toutes seules et où les portes refusaient de s’ouvrir. Deux soldats tout aussi épuisés se tenaient derrière lui, légèrement mystifiés quant à la conduite à adopter face à quatre petits délinquants juvéniles blancs, dont un vaguement de sexe féminin.
« Vous inquiétez pas pour nous, leur lança Adam d’une voix dégagée. On regarde, c’est tout.
— Vous allezc commença le lieutenant.
— Dormez, leur dit Adam. Contentez-vous de dormir.
Vos soldats vont s’endormir, eux aussi. Comme ça, vous risquerez rien. Endormez-vous tous immédiatement. »
Le lieutenant le regarda en tentant de focaliser sa vision sur lui. Puis il s’abattit en avant.