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De nombreux critères permettaient de ranger madame Tracy dans la catégorie des idiotes, mais elle ne manquait pas d’instinct dans certains domaines. Quand il s’agissait d’aborder l’occulte, elle faisait preuve d’un jugement sans faille. Aborder, voilà ce que demandaient ses clients. Ils ne voulaient pas qu’on les fourre jusqu’au cou dans l’occultisme. Ils ne recherchaient pas les mystères multi-dimensionnels du Temps et de l'Espace. Ils attendaient qu’on les rassure, qu’on leur dise que Maman se débrouillait très bien, depuis son décès. Ils réclamaient juste ce qu’il faut d’occulte pour assaisonner le mets simple de leur vie, et de préférence en portions n’excédant pas quarante-cinq minutes, suivies d’un thé avec des petits gâteaux.

Ils n’avaient pas le moins du monde envie de cierges, de parfums, de psalmodies bizarres ou de runes mystiques. Madame Tracy avait été jusqu’à retirer les Arcanes Majeurs de son jeu de Tarots, parce que leur apparition perturbait les gens.

Et elle veillait toujours à préparer des choux de Bruxelles avant chaque séance. Rien n’est plus rassurant, rien n’est plus fidèle à l’esprit douillet de l’occultisme anglais que l’odeur des choux de Bruxelles en train de cuire dans la pièce d’à côté.

C’était le début de l’après-midi, et les lourds nuages de l’orage avaient donné aux cieux la couleur du vieux plomb. Il pleuvrait sous peu, une pluie lourde, aveuglante. Les pompiers espéraient qu’elle ne tarderait pas. Le plus tôt serait le mieux.

Ils étaient arrivés assez promptement, et les plus jeunes recrues se démenaient, surexcitées, déroulant leurs tuyaux, brandissant leurs haches ; leurs aînés avaient su au premier coup d’œil que l’immeuble était perdu. Ils n’étaient même pas certains que la pluie empêcherait l’incendie de se propager aux bâtiments voisins, quand une Bendey noire tourna le coin de la rue sur les chapeaux de roue, grimpa sur le trottoir à une vitesse dépassant largement les cent dix kilomètres-heure, et s’arrêta dans un hurlement de freins à un centimètre du mur de la librairie. Un jeune homme extrêmement fébrile portant des lunettes noires en sortit et courut à la porte de la boutique en flammes.

Un pompier l’intercepta : « Vous êtes le propriétaire de cet établissement ?

— Ne dites pas de bêtises ! Vous trouvez que j’ai une tête à tenir une librairie ?

— Je ne suis pas qualifié pour en juger, monsieur. Les apparences sont trompeuses. Moi, par exemple, je suis pompier. Toutefois, les gens qui ne connaissent pas ma profession et qui me rencontrent en tenue de ville me prennent souvent pour un comptable ou un directeur d’agence. Imaginez-moi sans uniforme, monsieur. De quoi diriez-vous que j’ai l’air ? Franchement ?

— D'un couillon », répliqua Rampa avant de s’engouffrer dans la librairie.

La chose est plus aisée à écrire qu’à faire, car, pour y parvenir, Rampa devait slalomer entre une demi-douzaine de pompiers, deux policemen et un certain nombre de noctambules hauts en couleur, habitués de Soho 38 , commençant tôt leur soirée, qui débattaient entre eux avec énergie pour déterminer quelle section particulière de la société avait ainsi animé l’après-midi, et pourquoi.

Rampa se fraya un passage tout droit dans leur masse. Ils lui accordèrent à peine un regard.

Puis il ouvrit la porte et pénétra dans un enfer.

Toute la librairie était la proie des flammes. « Aziraphale ! appela-t-il. Aziraphale, espèce, espèce dec d’idiot dec Aziraphale ? Tu es là ? »

Pas de réponse. Juste le craquement du papier qui flambait, des bris de verre quand le feu atteignit les étages supérieurs, le fracas des poutres qui s’effondraient.

Il inspecta la boutique avec intensité, à bout d’espoir, cherchant l’ange, cherchant de l’aide.

Dans le coin le plus éloigné, une étagère s’écroula, projetant une cascade de livres en flammes sur le sol. Le feu cernait Rampa, qui n’en avait cure. La jambe gauche de son pantalon commença à fumer ; il l’éteignit d’un simple regard.

« Ohé ? Aziraphale ! Pour l’amour de Dic de Satc de n’importe qui ! Aziraphale ! »

La vitrine fut brisée de l’extérieur. Rampa se retourna, surpris, et une trombe d’eau inattendue le frappa en pleine poitrine, le projetant à terre.

Ses lunettes s’envolèrent dans un recoin de la pièce, et se changèrent en une flaque de plastique calciné, démasquant des yeux jaunes aux pupilles fendues verticalement. Trempé et fumant, le visage noirci de cendres, aussi peu cool qu’il est possible de l’être, à quatre pattes sur le plancher de la librairie en flammes, Rampa maudit Aziraphale, le plan ineffable, et l’En Haut, et l’En Bas.

Puis il baissa les yeux et il le vit. Le Livre. Celui que la jeune fille de Tadfield avait oublié dans la voiture, mercredi soir. La couverture en était légèrement roussie, mais il était miraculeusement préservé. Il le ramassa, l’enfourna dans la poche de sa veste, se redressa, les jambes flageolantes, et s’épousseta.

L’étage au-dessus de lui s’écroula. Avec un grondement et un frémissement de titan, le bâtiment s’effondra sur lui-même, en une pluie de briques, de bois et de débris ardents.

Dehors, la police faisait reculer les passants, et un pompier expliquait à qui voulait l’entendre : « J’ai pas pu le retenir. Ça devait être un fou. Ou un ivrogne. Il est entré en courant. J’ai pas pu le retenir. Cinglé. Tout droit, en courant. C’est atroce, de mourir comme ça. Atroce, vraiment atroce. Il est entré, en courantc »

C'est alors que Rampa émergea des flammes.

La police et les pompiers le regardèrent, virent l’expression de son visage et ne bougèrent pas d’un pouce.

Il monta dans sa Bentley et recula jusqu’à la rue, contourna un camion de pompiers, emprunta Wardour Street et disparut dans l’après-midi ténébreux.

Ils regardèrent la voiture s’éloigner à pleine allure. Finalement, un policier prit la parole : « Avec le temps qu’il fait, il devrait allumer ses phares, dit-il d’une voix blanche.

— Surtout de la façon dont il conduit. Ça pourrait être dangereux », acquiesça un autre, avec un total manque d’expression ; et ils restèrent ainsi debout dans la lumière et la chaleur de la librairie en flammes, à se demander où était passé le monde qu’ils croyaient comprendre.

Il y eut un éclair blanc bleuté qui palpita contre le ciel noirci de nuées, un rugissement de tonnerre si puissant qu’il en était douloureux, et une pluie impitoyable commença à s’abattre.

Elle chevauchait une moto rouge. Pas le sympathique rouge Honda ; un rouge profond, sanglant, un rouge terrible, sombre et détestable. Apparemment, le reste de la moto était ordinaire, exception faite de l’épée reposant dans un fourreau que la moto portait au flanc.

Elle portait un casque rouge, et sa veste de cuir avait la couleur du vieux vin. En clous rubis dans le dos étaient inscrits les mots : Anges de L’Enfer.

Il était treize heures dix, il faisait noir, moite, et il pleuvait. L’autoroute était presque déserte et la femme en rouge sur sa moto rouge dévorait la route dans un grondement, avec un sourire nonchalant.

Jusqu’ici, la journée avait été bonne. La vue d’une femme splendide sur une puissante moto équipée d’une épée fait beaucoup d’effet à certains hommes. Pour l’heure, quatre représentants de commerce avaient tenté de faire la course avec elle, et des débris de Ford Fiesta décoraient désormais les glissières de sécurité et les piliers de pont sur soixante-dix kilomètres d’autoroute.

Elle s’arrêta à une station-service et entra dans le restauroute du Joyeux Nourrain. Il était presque vide. Derrière le comptoir, une serveuse lasse reprisait une chaussette, et des motards vêtus de cuir noir, des costauds, velus, crasseux et massifs, étaient regroupés autour d’un individu encore plus grand qu’eux, porteur d’un manteau noir. Il jouait avec décision sur ce qui, quelques années plus tôt, aurait été une machine à sous, mais qui arborait maintenant un écran vidéo et vantait ses services sous le nom de Trivial Scrabble.

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