Anathème rassembla ses affaires et descendit avec toute la hauteur possible.
Elle aurait juré qu’aucun des deux hommes n’avait fait le tour de la voiture, et pourtant le vélo, débarrassé des courroies, était appuyé contre le portail.
Il y avait vraiment quelque chose de bizarre, décida-t-elle.
Aziraphale s’inclina à nouveau. « Ravis d’avoir pu vous porter secours, dit-il.
— Merci, répondit Anathème d’une voix glaciale.
— On peut continuer ? intervint Rampa. Bonne nuit, mademoiselle. Allez, mon ange, monte. »
Ah. Voilà qui expliquait bien des choses. Elle n’avait rien eu à craindre, finalement.
Elle regarda disparaître la voiture en direction du centre du village et poussa son vélo le long de l’allée jusqu’au cottage. Elle n’avait pas pris la peine de fermer à clé. Elle était certaine qu’Agnès l’aurait prévenue s’il y avait eu un risque de cambriolage : elle était très forte pour ce genre de détails personnels.
Anathème avait loué le cottage en meublé, ce qui veut dire que le mobilier était du genre qu’on trouve en pareilles circonstances : la section locale des Compagnons d’Emmaüs l’avait probablement abandonné devant leur porte à l’intention des éboueurs. Aucune importance. Elle ne s’attarderait pas très longtemps ici.
Si Agnès ne faisait pas erreur, elle ne resterait nulle part très longtemps. Comme tout le monde, d’ailleurs.
Elle étala ses cartes et ses affaires sur l’antique table, sous l’unique ampoule de la cuisine.
Qu’avait-elle appris ? Pas grand-chose, elle devait le reconnaître. IL se trouvait probablement au nord du village, mais ça, elle s’en doutait déjà. Si l’on s’approchait trop, le signal vous submergeait ; si on était trop loin, les relevés perdaient toute précision.
C’était crispant. La réponse devait se trouver quelque part dans le Livre. L’ennui, c’est que pour comprendre les Prophéties, il fallait avoir la mentalité d’une sorcière du XVII esiècle à demi folle et remarquablement intelligente, et une tournure d’esprit proche d’un dictionnaire de mots croisés. D'autres membres de la famille avaient supposé qu’Agnès avait compliqué les choses pour les dissimuler à la curiosité des étrangers ; Anathème, qui se soupçonnait de pouvoir parfois penser comme Agnès, supputait pour sa part qu’en fait Agnès était une vieille garce avec un sens de l’humour pervers.
Elle n’avait même pasc
Le Livre n’était plus là.
Anathème contempla avec horreur ses affaires étalées sur la table. Les cartes, le thauodalite divinatoire improvisé. La bouteille thermos qu’elle avait emplie de Viandox chaud. La lampe torche. Le rectangle d’air pur à l’endroit où aurait dû se trouver le Livre.
Elle l’avait perdu.
Mais c’était idiot ! S’il y avait un point sur lequel Agnès était toujours très précise, c’était le sort du Livre.
Elle s’empara de sa torche et quitta le cottage à toutes jambes.
« Une sensationc oh, l’inverse de ce que tu ressens quand tu dis : J’en ai la chair de poule, expliqua Aziraphale. Voilà ce que j’éprouve.
— Je ne dirais jamais un truc pareil, protesta Rampa. Je suis tout à fait partisan de la chair de poule.
— La sensation d’être chéri, risqua Aziraphale à court de mots.
— Eh non ! Je ne capte rien du tout, fit Rampa avec une feinte bonhomie. Tu es trop sensible.
— C’est mon boulot ! Les anges trop sensibles, ça n’existe pas.
— Je parie que les gens du coin aiment vivre ici. C’est ça que tu perçois.
— Je n’ai jamais rien senti de tel, à Londres.
— Eh bien, voilà ; ça prouve ce que je dis. Et on est au bon endroit. Je me souviens de ces lions de pierre sur les colonnes du portail. »
Les phares de la Bentley éclairèrent les massifs de rhododendrons géants qui bordaient l’allée. Les pneus crissèrent sur le gravier.
« Il est un peu tôt le matin pour aller rendre visite à des bonnes sœurs, fit remarquer Aziraphale.
— Balivernes. Les bonnes sœurs galopent à toute heure du jour et de la nuit. Il doit être l’heure de Compiles, si je ne confonds pas avec une marque de produits amaigrissants.
— Oh, c’est de très bon goût, bravo. Je ne crois pas que ce genre de réflexion soit bien nécessaire.
— Ne sois pas sur la défensive. Je te l’ai dit : elles sont de notre bord. Des nonnes noires, des mauvaises sœurs, quoi. On avait besoin d’un hôpital proche de la base aérienne, tu vois.
— Là, je ne te suis plus.
— Tu ne crois quand même pas que les épouses de diplomates américains accouchent couramment dans de petits hôpitaux religieux en plein milieu de nulle part ? Il fallait que tout ait l’air de se produire naturellement. Il y a une base aérienne à Lower Tadfield. Elle s’y est rendue pour l’inauguration, les choses ont commencé à se mettre en train, l’hôpital de la base n’était pas encore opérationnel et notre agent en place a dit : “Il y a un établissement juste au coin de la rue”, et paf ! on était prêts. Belle organisation, non ?
— À deux ou trois menus détails près, sourit finement Aziraphale.
— En tout cas, ça a bien failli marcher », contra Rampa, qui sentait qu’il devait soutenir la maison mère.
« Vois-tu, le Mal engendre toujours les germes de sa propre destruction, pontifia l’ange. Il est négatif en fin de compte, et contient donc sa propre chute aux heures même de son triomphe apparent. Si grandiose, si bien préparé, si apparemment infaillible que puisse être un plan maléfique, sa nature pécheresse intrinsèque se retournera contre ses instigateurs. Et même s’il semble bien se dérouler, il échouera au terme de son parcours. Il se brisera sur les rocs de l’iniquité et plongera la tête la première pour disparaître sans laisser de traces dans une mer de néant. »
Rampa y réfléchit. « Nonc À mon avis, c’est simplement de l’incompétence. Eh benc »
Il siffla en sourdine.
La cour gravillonnée en face du Manoir était bondée d’automobiles, et ce n’étaient pas des véhicules de religieuses. La Bentley était surclassée. La plupart des voitures portaient GT ou Turbo dans leur nom et des antennes téléphoniques sur le toit. Presque toutes avaient moins d’un an.
Les mains de Rampa lui démangeaient. Aziraphale réparait les vélos et les os brisés ; Rampa, lui, mourait d’envie de rafler des autoradios, de dégonfler des pneus, ce genre de choses. Il résista.
« Tiens, tiens, dit-il. De mon temps, les sœurs voyageaient par quatre en 2 CV.
— Il doit y avoir une erreur.
— Elles ont peut-être été privatisées ?
— Ou tu t’es trompé d’endroit.
— Je te dis que c’est ici. Allez, viens. »
Ils descendirent de voiture. Trente secondes plus tard, quelqu’un leur tirait dessus. Avec une précision confondante.
Si Mary Hodges, anciennement Loquace, avait un don, c’était pour obéir aux ordres. Elle aimait les ordres. Les ordres vous simplifient le monde.
Par contre, elle ne savait pas s’adapter. Elle aimait bien l’Ordre Babillard. Elle s’y était fait ses premières amies. Elle y avait eu sa première chambre à elle. Bien sûr, elle savait qu’il s’occupait d’activités que d’aucuns auraient qualifiées de mauvaises, mais Mary Hodges avait vu pas mal de choses en trente ans et elle ne se faisait aucune illusion sur ce que l’humanité doit faire pour tenir le coup entre deux week-ends. Et puis on y mangeait bien et on y rencontrait des gens passionnants.
L’Ordre – enfin, ce qu’il en restait – avait déménagé après l’incendie. Après tout, la mission unique qui justifiait son existence était remplie. Il s’était dissous.
Elle était restée. Elle aimait bien le Manoir et puis, disait-elle, il fallait bien que quelqu’un supervise les réparations, parce qu’on ne pouvait pas faire confiance aux ouvriers, de nos jours, il fallait être sur leur dos en permanence, enfinc façon de parler. Elle devrait rompre ses vœux, mais la Mère Supérieure l’avait rassurée : pas de problèmes, aucun souci à se faire, renoncer à ses vœux était très bien vu dans un ordre satanique, et puis dans un siècle, personne n’y trouverait plus rien à redire, ou dans onze ans d’ailleurs, alors si ça pouvait lui faire plaisir, voilà les titres de propriété, une adresse pour faire suivre le courrier, les grandes enveloppes marron avec une fenêtre sur le devant par exemple.