Литмир - Электронная Библиотека
A
A

« Ça mange pas des fusains. On n’a jamais vu un chien manger des fusains.

— Non, je parle des insectes-bâtons. Les phasmes. En fait, ils sont drôlement intéressants. Ils se dévorent quand ils s’accouplent. »

S’ensuivit une pause de réflexion. Le chien se faufila plus près, et s’aperçut que les voix montaient d’un trou dans le sol.

Les arbres dissimulaient une ancienne carrière de craie, désormais à demi envahie par les ronces et les mauvaises herbes. Ancienne, mais visiblement pas abandonnée. Elle était couturée de traces de pneus ; les zones planes sur les côtés témoignaient d’un usage régulier par les skate-boards et les cyclistes spécialistes du Mur de la Mort ou, du moins, du Mur des Genoux Vilainement Écorchés. Des morceaux de cordes dangereusement usées pendaient des branches les plus accessibles. Çà et là, des plaques de tôle et de vieilles planches étaient coincées dans les branchages. On distinguait une épave de Triumph Herald Estate, calcinée et rouillée, à demi noyée dans une déferlante d’orties.

Dans un coin, un enchevêtrement de roulettes et de tiges d’acier corrodées marquaient l’emplacement du mythique Cimetière Perdu où viennent mourir les caddies de supermarché.

Pour un enfant, c’était le paradis ; les adultes l’avaient baptisé le Trou.

Le molosse jeta un coup d’œil à travers une touffe d’orties et aperçut quatre silhouettes assises au centre de la carrière sur cet accessoire indispensable à tous les bons repaires secrets du monde : la caisse à lait vulgaris .

« C’est pas vrai !

— Si !

— J’te parie que non », repartit la première voix. Par son timbre, elle était jeune, féminine, et se teintait d’une fascination horrifiée.

« Eh ben, si, justement. J’en avais six avant qu’on parte en vacances et j’ai oublié de changer les fusains, et quand je suis revenu, y en avait plus qu’un seul, un gros.

— Bah. C’est pas les phasmes, ça, c’est les amantes religieuses. Elles prient avec leurs pattes. J’en ai vu à la télé, ils montraient une grosse femelle qui en bouffait un autre et l’autre, il s’en apercevait même pas. »

Il y eut un nouveau silence lourd.

« Et pourquoi elles prient ? demanda la voix de son Maître.

— Chais pas. Elles demandent au bon Dieu de pouvoir rester célibataires, je suppose. »

Le molosse réussit à coller un de ses yeux énormes contre un trou dans la clôture effondrée, et il loucha pour regarder vers le bas.

« Eh ben, c’est comme les vélos, affirma catégoriquement la première voix. J’ai cru qu’on allait m’offrir un vélo avec sept vitesses et une selle de sport, un mauve et tout, et puis ils m’en ont offert un qui était bleu clair. Avec un panier. Un vélo de fille ,en plus.

— Ben, t’es une fille.

— Ça, c’est du sexisme .Donner des trucs de filles aux gens, juste parce que c’est des filles.

— Moi, je vais avoir un chien », déclara fermement la voix de son Maître. Le Maître lui tournait le dos ; le molosse ne pouvait pas distinguer son visage.

« C’est ça : un gros doberman, rétorqua la fille avec une ironie dévastatrice.

— Non, ça sera le genre de chien avec lequel on peut jouer, répondit la voix de son Maître. Pas un grosc »

c dans les orties, l’altitude des prunelles diminua brutalementc

« c mais un petit chien, du genre qui est vachement malin et qui peut rentrer dans un terrier de lapin et qui a une oreille marrante, toute retournée. Et ça sera un corniaud. Un corniaud de pure race. »

Sans que personne entende, il y eut un léger coup de tonnerre en lisière de carrière. Ça aurait pu être le bruit de l’air qui se précipite pour remplir le vide créé par un très gros molosse qui se change, par exemple, en petit chien.

Le petit popqui suivit aurait pu être le bruit d’une oreille qu’on rebrousse.

« Et je l’appelleraic dit la voix de son Maître. Je l’appelleraic

— Oui, comment tu l’appelleras ? » s’enquit la petite fille.

Le molosse attendit. C’était le grand moment. Le Nom. Il définirait ses buts, sa fonction, son identité. Ses yeux luisirent d’une flamme rouge sang, même s’ils étaient nettement plus près du sol, et il saliva sur les orties.

« Je l’appellerai Toutou, décida son Maître. Avec un nom comme ça, y a pas de souci à se faire. »

Le Molosse Infernal resta immobile. Au tréfonds de son cerveau de dogue diabolique, il savait que quelque chose ne tournait pas rond, mais il était totalement obéissant, et son amour soudain pour son Maître balaya tous ses doutes. Aucune règle ne fixait la taille convenable d’un chien, ni la couleur de la fourrure autour de ses yeux, après tout.

Il descendit la pente, à la rencontre de son destin.

Bizarre, quand même. Il avait toujours ressenti l’envie de sauter sur les gens, mais maintenant, contre toute attente, elle s’accompagnait chez lui d’un besoin irrésistible de remuer la queue.

« Tu m’avais dit que c’était lui ! » gémit Aziraphale en ramassant distraitement le dernier caillot de tarte à la crème sur son revers. Il suça ses doigts pour les nettoyer.

« Mais c' était lui ! répondit Rampa. Enfin, je veux dire, je suis bien placé pour le savoir, non ?

— Alors, c’est que quelqu’un d’autre est intervenu.

— Qui ça ? Il n’y a personne d’autre, on est d’accord ? Le Bien et le Mal. C’est l’un ou l’autre. »

Il frappa de la paume sur le volant.

« Tu ne croirais pas ce qu’on peut faire aux gens, En Bas, dit-il.

— J’imagine que ça ressemble beaucoup à ce qu’on peut leur faire Là-Haut, rétorqua Aziraphale.

— Oh, ça va ! Ton équipe bénéficie d’une bonté ineffable.

— Tu crois ça ? Tu as déjà visité Gomorrhe ?

— Bien sûr. Il y avait une petite taverne formidable où ils servaient de fabuleux cocktails au vin de palme, avec de la muscade et de la citronnelle piléec

— Non, je veux dire : après .

— Oh.

— Il a dû se passer quelque chose à l’hôpital, fit Aziraphale.

— C’est impossible. Il était rempli de nos gens !

— Les gens de qui ? demanda Aziraphale sur un ton glacial.

— Les miens, corrigea Rampa. Enfin, pas les miens précisément. Hmmm, tu saisc des satanistes. »

Il essaya de prononcer le mot sur un ton décontracté. À part leur avis sur le monde, un endroit étonnant et fascinant qu’ils voulaient continuer à apprécier le plus longtemps possible, ils partageaient peu de points de vue, mais ils s’accordaient plutôt dans leur opinion sur les gens qui, pour une raison ou une autre, vouaient un culte au Prince des Ténèbres. Rampa les trouvait très embarrassants. On ne pouvait pas se montrer discourtois envers eux, mais il était difficile de ne pas les considérer de la même façon que, disons, un ancien combattant de la guerre du Viêt Nam voit les gens qui assistent en treillis à des réunions de surveillance du quartier.

Qui plus est, leur enthousiasme sempiternel était vraiment déprimant. Prenez ces histoires de croix renversées, de pentacles et de coqs, par exemple. Elles laissaient perplexes la plupart des démons. Rien de tout ça n’était nécessaire. Pour devenir sataniste, il suffisait de le vouloir. On pouvait l’être toute sa vie sans savoir ce qu’était un pentacle, ni jamais voir un coq mort autrement que sous forme de poulet Marengo.

D'ailleurs, certains satanistes de l’ancienne école étaient plutôt de braves gens. Ils prononçaient les paroles prescrites et exécutaient les gestes conseillés, exactement comme ceux qu’ils considéraient comme leurs opposés, et puis ils rentraient chez eux vivre le reste de la semaine la médiocrité tranquille et sans relief de leur existence, sans la moindre mauvaise pensée en tête.

Et les autresc

Il y avait des soi-disant satanistes qui mettaient Rampa mal à l’aise. C’étaient moins leurs actes que cette manie d’en attribuer la responsabilité aux Enfers. Ils imaginaient des horreurs qui, en mille ans, ne seraient jamais venues à l’idée d’un démon convenable, des actions ténébreuses et détestables que seul un cerveau humain en pleine possession de ses moyens pouvait concevoir, et ensuite ils bramaient : C’est le Diable qui m’a poussé, pour obtenir l’indulgence de la cour. Alors qu’en fait, justement, le Démon pousse rarement les gens à faire quoi que ce soit : c’est inutile. Certains humains avaient des difficultés à comprendre ça. L’Enfer n’était pas un puits gigantesque de Mal, pas plus que le Paradis, de l’avis de Rampa, n’était source de Bien ; c’étaient juste les couleurs opposées d’un grand jeu d’échecs cosmique. L’article authentique, la véritable grâce et le mal effroyable se trouvaient dans l’âme humainec

17
{"b":"221328","o":1}