Rampa vérifia sa montre. Il n’avait jamais songé à remplacer la pile, qui s’était décomposée trois ans plus tôt, sans que son exactitude en souffre le moins du monde. Il était trois heures moins deux.
La panique d’Aziraphale croissait à vue d’œil.
« Quelqu’un dans cette assistance distinguée porterait-il quelque mouchoir de poche sur sa personne ? Non ? »À l’époque victorienne, personne ne serait sorti sans mouchoir, et le tour, qui devait faire apparaître une colombe actuellement occupée à picorer avec fureur le poignet d’Aziraphale, ne pouvait pas s’exécuter sans cet accessoire. L’ange tenta en vain d’attirer l’attention de Rampa, et tendit le doigt vers un agent de sécurité, qui parut mal à l’aise.
« Vous, jeune homme. Venez ici. Si vous voulez bien inspecter votre poche de poitrine, je crois que vous y trouverez un beau mouchoir de soie.
— Nonmsieur. Jaipeurquenonmsieur », répondit le garde, les yeux rivés droit devant lui.
Aziraphale lui adressa un clin d’œil désespéré. « Allons, allons, mon jeune ami, jetez un coup d’œil, je vous en prie. »
Le garde plongea la main dans sa poche intérieure, parut surpris et en tira un mouchoir de soie, bleu turquoise avec une bordure de dentelle. Aziraphale sut immédiatement que la dentelle avait été une erreur, lorsqu’elle s’accrocha à l’arme que l’agent portait dans son holster, et qu’elle l’envoya valdinguer de l’autre côté de la pièce, pour atterrir dans le bol de gelée à la fraise.
Les enfants applaudirent avec enthousiasme. « Hé, pas mal », concéda la petite fille à la queue-de-cheval.
Abbadon avait déjà traversé la pièce à toutes jambes pour s’emparer de l’arme.
« Mains en l’air, bande de nuls ! » s’écria-t-il au comble du bonheur.
Les gardes du corps affrontaient un dilemme.
Certains saisirent gauchement leurs propres armes, d’autres commencèrent à s’approcher ou à s’éloigner prudemment du petit garçon. Les autres enfants se mirent à réclamer des revolvers et les plus hardis s’emparèrent de ceux des gardes assez irréfléchis pour les sortir au grand jour.
Soudain, quelqu’un lança une giclée de gelée à la tête d’Abbadon.
Le gamin couina et pressa la détente. C’était un Magnum 32, modèle CIA, gris, méchant, lourd, capable d’éclater son homme à trente pas pour le réduire en une fine brume écarlate, un échantillonnage de bas morceaux, et pas mal de formalités administratives.
Aziraphale cligna des yeux.
Un mince jet d’eau jaillit du canon pour arroser Rampa, qui regardait par la fenêtre, en cherchant dans le jardin un hypothétique molosse noir.
Aziraphale parut confus.
Soudain, une tarte à la crème le happa en plein visage.
Il était presque trois heures cinq.
D'un geste, Aziraphale changea le reste des armes en pistolets à eau et quitta la pièce.
Rampa le retrouva dehors sur le trottoir ; il tentait d’extraire un volatile trempé du bras de sa redingote.
« Il est en retard, constata l’ange.
— Je vois ça. Quelle idée de le fourrer dans ta manche, aussi. » Il tendit la main et tira du frac d’Aziraphale l’oiseau inanimé, puis il lui souffla doucement sur les plumes pour lui rendre vie. La colombe émit un roucoulement de plaisir et s’envola suivant une trajectoire un peu inquiète.
« Pas l’oiseau, répondit l’ange. Je parle du molosse. Il est en retard. ».
Rampa opina d’un air pensif. « Nous allons bien voir. »
Il ouvrit la portière de sa voiture, alluma la radio. « Femmes des années quatre-vingt, femmes jusqu’au bout desBONJOUR, RAMPA.
— Bonjour. Euh, qui est là ?
— Dagon, Seigneur des Mouches, maître des DÉMENCES, Sous-Duc DU SEPTIÈME TOURMENT, QUE PUIS-JE FAIRE POUR VOTRE SERVICE ?
— Le Molosse des Enfers. Jec euhc je vérifie simplement qu’il est bien parti.
— ON L’A LÂCHÉ IL Y A DIX MINUTES, POURQUOI ? IL N’EST PAS ENCORE ARRIVÉ ? QUELQUE CHOSE NE VA PAS ?
— Oh, non, tout va bien. Tout est au poil. Oups, le voilà, je le vois qui arrive. Bon chien, gentil chienchien. Tout va au petit poil. Vous faites un boulot du tonnerre, là en bas. Bon, ravi d’avoir bavardé avec vous, Dagon. On se rappelle, d’accord ? »
Il éteignit la radio.
Tous deux se regardèrent. On entendit une détonation violente à l’intérieur de la maison, et une vitre vola en éclats. « Oh, misère », marmonna Aziraphale. Il n’avait pas juré depuis six millénaires et, la pratique aidant, il n’allait pas commencer maintenant. « J’ai dû en oublier un.
— Pas de molosse, constata Rampa.
— Pas de molosse », confirma Aziraphale.
Le démon poussa un soupir. « Monte, dit-il. Il faut qu’on discute de tout ça. Oh, euhc Aziraphale ?
— Oui ?
— Débarrasse-toi de cette saleté de tarte à la crème avant de monter. »
C’était une journée d’août chaude et silencieuse, loin du centre de Londres. Sur les bas-côtés de la route de Tadfield, la poussière alourdissait les herbes folles. Les abeilles bourdonnaient dans les haies. L’air avait un goût de restes passés au four.
On entendit un bruit, mille voix métalliques qui saluaient en même temps, et qu’on coupait net.
Et un chien noir apparut sur la route.
Ce devait être un chien. Il en avait la forme.
Certains chiens, quand on les rencontre, vous rappellent qu’en dépit de milliers d’années d’évolution gérée par l’homme un intervalle de deux repas est tout ce qui sépare le chien du loup. Ces chiens avancent d’une démarche assurée, résolue, incarnations de la vie sauvage aux crocs jaunis, à l’haleine puante, tandis que dans le lointain on entend leurs propriétaires bêtifier : « C’est une brave bête au fond, donnez-lui une tape s’il vous embête », et dans le vert de leurs yeux brûlent et tremblent les feux de camp du Pléistocènec
Face au molosse dont nous parlons, même ces chiens-là se couleraient avec un air de fausse nonchalance derrière le canapé, en feignant d’être fabuleusement captivés par un vieil os en caoutchouc.
Le molosse grondait déjà et c’était un grondement sourd, soutenu, chargé de menace tendue à tout rompre, le genre de grondement qui commence au fond de la gorge de quelqu’un pour finir au fond de celle de quelqu’un d’autre.
La salive tombait de ses babines et crépitait en frappant le goudron.
Il avança de quelques pas et huma l’atmosphère lourde.
Ses oreilles se dressèrent.
Il entendait des voix lointaines. Une voix en particulier. La voix d’un petit garçon, mais d’un petit garçon auquel ses origines lui commandaient d’obéir. Quand sa voix dirait suis-moi ,il suivrait ; quand elle dirait tue ,il tuerait. La voix de son Maître.
Il franchit la haie d’un bond et traversa le champ en trottant. Un taureau en train de paître lui jeta un long coup d’œil, supputa ses chances, puis gagna en toute hâte la haie la plus éloignée.
Les voix sortaient d’un bosquet d’arbres malingres. Le molosse noir se coula plus près, les babines ruisselantes.
Une des autres voix déclara : « C’est pas vrai. Tu dis toujours qu’il t’en donnera et il le fait jamais. Jamais ton père te donnera un animal. Surtout pas un animal intéressant. Ou alors ça sera probablement des insectes-bâtons. C'est ça que ça veut dire, intéressant ,pour ton père. »
Le molosse esquissa l’équivalent canin d’un haussement d’épaules, puis s’en désintéressa immédiatement : son Maître, le Centre de son Univers, parlait :
« Ça sera un chien.
— Bah, t’en sais rien, que ça sera un chien. Personne l’a dit. Comment tu sais que ça sera un chien si personne te l’a dit ? Ton père râlera tout le temps, chaque fois qu’il faudra lui donner quelque chose à manger.
— Des fusains. » La troisième voix était nettement plus guindée que les deux autres. C’était la voix de quelqu’un qui, avant de construire une maquette en plastique, ne se contente pas de détacher toutes les pièces et d’en faire le décompte, comme le préconise le mode d’emploi ; il entreprend également de peindre celles qu’il faut peindre et les laisse sécher scrupuleusement avant d’aborder le montage. Une seule chose séparait cette voix d’un poste de comptable diplômé : quelques années.