Et il y en avait un Autre. Il était sur la place du marché au Kumbolaland. Et il était dans les restaurants. Et il était dans les poissons, dans l’air, dans les barils de désherbant. Il était sur les routes et dans les maisons, dans les palais et les taudis.
Il n’était étranger nulle part, et nul ne pouvait lui échapper. Il faisait ce qu’il savait faire, et on le définissait par ce qu’il faisait.
Il n’attendait pas. Il était à l’œuvre.
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Harriet Dowling rentra chez elle avec son enfant que, sur les conseils de la sœur Fidèle Prolixe, plus persuasive que la sœur Mary, et avec l’accord téléphonique de son époux, elle avait prénommé Abbadon.
L’attaché culturel revint chez lui une semaine plus tard et proclama que le bébé était le portrait craché de son côté de la famille. Il demanda également à sa secrétaire de passer une petite annonce dans un journal chic pour demander une gouvernante.
Rampa avait vu Mary Poppins à la télé une fois, pour Noël (en fait, Rampa avait aidé en coulisses à créer presque tout ce qui faisait la télévision ; mais c’est de l’invention des jeux télévisés qu’il était le plus fier). Pour se débarrasser de l’inévitable file de nourrices, ou du circuit d’attente qu’elles allaient constituer en face de la résidence de l’attaché culturel, près de Regent’s Park, il songea à employer une bourrasque, un moyen efficace et parfaitement élégant.
Il se contenta d’une grève surprise du métro et, au jour dit, une seule nourrice se présenta.
Elle portait un ensemble de tweed et de discrètes boucles d’oreilles en perle. Si quelque chose en elle annonçait la nourrice, il l’annonçait sur ce genre de ton confidentiel qui est la prérogative des majordomes anglais dans certains films américains. Il se permettait aussi de toussoter discrètement pour marmonner que ce pouvait être par la même occasion le genre de nourrice qui passe des petites annonces en termes vagues mais curieusement explicites dans des magazines très spéciaux.
Ses souliers à talons plats crissaient sur le gravier de l’allée ; un chien gris trottinait en silence à ses côtés, une bave écumante coulant de ses babines. Il avait des reflets rouges dans les prunelles et jetait de droite et de gauche des regards affamés.
Elle parvint à la lourde porte de bois, se permit un bref sourire de satisfaction et sonna. La cloche résonna d’un clongsinistre.
Ce fut un majordome de l’ancienne école 13 , comme on dit, qui ouvrit.
« Je suis Nounou Astaroth », lui annonça-t-elle. Puis, tandis que le chien gris considérait le majordome avec intérêt, en se demandant peut-être où il allait enfouir les os : « Je vous présente Médor. »
Elle laissa le chien dans le jardin, et réussit l’entretien de sélection avec mention. Puis, M rs Dowling amena la nourrice voir son nouveau protégé.
La nourrice eut un rictus déplaisant. « Quel délicieux enfant ! Il faudra vite lui acheter un petit tricycle. »
Par une curieuse coïncidence, un autre membre du personnel fut engagé, ce même après-midi. C’était le jardinier et il se révéla étonnamment doué pour ce travail. Personne ne comprit vraiment comment cela se faisait : jamais il n’avait empoigné une pelle, jamais non plus il n’avait esquissé le moindre geste pour débarrasser le parc des nuées d’oiseaux qui l’emplissaient et se perchaient sur sa personne à la moindre occasion. Il restait simplement assis à l’ombre, tandis qu’autour de lui les jardins de la résidence croissaient et prospéraient.
Abbadon prit l’habitude de venir le voir, dès qu’il fut assez grand pour marcher et pendant que Nounou vaquait à ce qui pouvait bien occuper ses après-midi de congé.
« Et voici ma sœur la limace, lui expliquait le jardinier, et cette toute petite bête est mon frère le doryphore. Souviens-toi, Abbadon, en suivant les sentiers et les routes du riche chemin de la vie : il faut témoigner amour et respect envers chaque être vivant.
— Nounou, elle dit que les êt’ vivants il faut zuste les broyer du talon, M. Fwançois », zozotait le petit Abbadon, en caressant sa sœur la limace, avant de s’essuyer consciencieusement la main sur sa salopette à l’effigie de Kermit la grenouille.
« N’écoute pas cette femme, lui conseillait François. C’est moi que tu dois écouter. »
La nuit, Nounou Astaroth chantait des comptines au petit Abbadon :
Malborough s’en va-t-en guerre
Mironton mironton mirontaine
Malborough s’en va-t-en guerre
Et il écrasera (bis)
Les royaumes de ce monde
Pour les mettre sous la coupe
De Satan notre maître.
Et :
Un petit cochon est allé aux Enfers
Un petit cochon est resté chez lui
Un petit cochon s’est repu de chair humaine crue et fumante
Un petit cochon a violé des vierges
Et un petit cochon a gravi une montagne de cadavres pour atteindre le sommet.
« Frère Fwançois, le jardinier, il dit que ze dois pratiquer sans trêve la vertu d’amour envers tous les êt’ vivants, disait Abbadon.
— N’écoute donc pas cet homme ,mon chéri, chuchotait Nounou en le bordant dans son petit lit. C’est moi qu’il faut écouter. »
Ainsi allaient les choses.
L’Accord fonctionnait à merveille. Match nul : zéro à zéro. Nounou Astaroth acheta un petit tricycle à l’enfant, mais ne put jamais le convaincre d’en faire à l’intérieur. Et Abbadon avait peur de Médor.
En arrière-plan, Aziraphale et Rampa se rencontraient à l’impériale des bus, dans des galeries d’art, lors de concerts. Ils comparaient leurs observations et souriaient.
Quand Abbadon eut six ans, sa nounou partit (en emmenant Médor avec elle) ; le jardinier présenta sa démission le même jour. Ni l’un ni l’autre ne s’en fut du pas ferme qu’il avait en arrivant.
Abbadon vit désormais son éducation confiée à deux précepteurs.
M r Harrison lui parlait d’Attila, de Vlad Drakul et de la Part d’Ombre Inhérente à chaque esprit humain 14 . Il tenta d’apprendre à Abbadon l’art des harangues enflammées qui modèlent le cœur et l’esprit de la multitude.
M r Cortese lui parla de Florence Nightingale 15 , d’Abraham Lincoln et du goût dont on devait témoigner face à l’Art. Il tenta de lui enseigner le libre arbitre, l’abnégation et à Ne Point Faire À Autrui Ce Qu’On Ne Voudrait Point Qu’Il Nous Fît.
Tous deux lurent à l’enfant de longs passages de l’Apocalypse selon saint Jean.
Abbadon ne grandit pas selon les vœux de ses deux précepteurs. En dépit de tous leurs efforts, il manifestait une regrettable aptitude pour les mathématiques. Aucun des deux enseignants n’était vraiment satisfait de ses résultats.
Quand Abbadon eut dix ans, il aimait le base-ball ; il aimait les jouets en plastique qui se transforment en d’autres jouets en plastique, que seul un œil exercé peut distinguer des premiers ; il aimait sa collection de timbres-poste ; il aimait les chewing-gums à la banane ; il aimait les BD, les dessins animés et son vélo à dix vitesses.
Rampa était troublé.
Ils étaient dans la cafétéria du British Muséum, un autre refuge fréquenté par les fantassins de la Guerre Froide en quête de quiétude. À la table de gauche, deux Américains en costume, droits comme des I, faisaient passer discrètement une valise remplie de dollars en coupures usagées à une petite bonne femme en lunettes noires ; sur leur droite, le chef adjoint du MI7 et l’officier de la section locale du KGB se disputaient pour savoir qui allait garder la note de leur thé avec des brioches.
Rampa finit par dire ce qu’il n’avait pas voulu admettre au cours de la décennie qui vernit de s’écouler.
« Si tu veux mon avis, déclara-t-il à son homologue, ce moutard est trop normal. »