Un peu loin dans le train, une bagarre éclata. Scarlett sourit. Les gens se battaient sans arrêt pour elle, autour d’elle ; elle trouvait ça plutôt attendrissant.
Sable avait les cheveux noirs, une barbe noire bien taillée, et il venait de décider de lancer sa propre compagnie.
Il prenait un drinkavec sa comptable.
« Où en sommes-nous, Frannie ?
— Vingt millions d’exemplaires vendus pour l’instant. Incroyable, non ? »
Ils prenaient leur verre dans un restaurant baptisé Le Sommet des six ,au dernier étage du n‹ 666, sur la Cinquième Avenue, à New York. Sable s’en amusait discrètement. Du restaurant, on contemplait l’immensité de New York ; la nuit, le reste de la ville pouvait apercevoir les immenses 666rouges qui ornaient chaque face du gratte-ciel. Bien entendu, ce n’était qu’un numéro dans une rue. Dès qu’on commençait à compter, on était forcé d’y arriver, tôt ou tard. Mais il était difficile de ne pas s’en amuser.
Sable et sa comptable sortaient juste d’un petit restaurant de Greenwich Village, très cher et particulièrement exclusif, où la cuisine était tout ce qu’il y avait de plus nouvelle : un haricot vert, un petit pois et une lamelle de blanc de poulet, esthétiquement disposés sur une assiette carrée en porcelaine.
Sable avait inventé ça, lors de son dernier voyage à Paris.
Sa comptable avait réglé le sort de sa viande et de ses deux légumes en moins de cinquante secondes, et avait passé le reste du repas à contempler l’assiette, l’argenterie et, de temps en temps, les autres clients. Son attitude suggérait qu’elle se demandait quel goût ils pouvaient bien avoir – c’était d’ailleurs le cas. Sable avait trouvé cela très amusant.
Il jouait avec son verre de Perrier.
« Vingt millions, hein ? C'est plutôt bien.
— C'est fabuleux.
— Donc, nous allons devenir un groupe. Il est temps de lancer la grande offensive, je me trompe ? La Californie, je crois. Je veux des usines, des restaurants, tout le bataclan. Nous garderons la division édition, mais il faut se diversifier. O.K. ?
Frannie hocha la tête. « Je trouve ça bien, Sable. Il faudrac »
Un squelette l’interrompit. Un squelette en robe Dior, avec une peau bronzée tendue pratiquement jusqu’au point de rupture sur la délicate ossature du crâne. Le squelette avait de longs cheveux blonds et des lèvres parfaitement peintes ; il ressemblait aux gens que les mères montrent du doigt en chuchotant : « Si tu ne finis pas tes légumes, voilà ce qui va t’arriver » ; on aurait dit une affiche chic contre la faim dans le monde.
C’était le top model le plus coté de New York et elle tenait un livre.
« Euh, pardonnez-moi, M r Sable, j’espère que je ne vous dérange pas, mais votre livrec Il a changé ma vie. Je me demandais si vous ne verriez pas d’inconvénient à me le dédicacer ? » Elle le regardait avec des yeux implorants, profondément enfoncés dans des orbites maquillées de façon grandiose.
Sable hocha la tête avec bonne grâce et lui prit le livre des mains.
Il n’était pas surprenant qu’elle l’ait reconnu : son regard gris ornait la photo sur la jaquette métallisée en relief. L’ouvrage s’intitulait Le régime M-La beauté par la minceur. Le livre de régime du siècle !
« Comment écrivez-vous votre nom ? s’enquit-il.
— Sherryl. Deux R, Y, L.
— Vous me rappelez un très, très vieil ami », dit-il en traçant sa dédicace d’une main vive et soigneuse sur la page de garde. « Voilà. Heureux qu’il vous ait plu. C’est toujours un plaisir de rencontrer une admiratrice. »
Il avait inscrit ceci :
Sherryl.
Le litron de blé vaudra une drachme ; et trois litrons d’orge, une drachme ; mais ne gâtez ni le vin ni l’huile.
Apoc. Ch. 6 ; V. 6.
D r Raven Sable.
« C’est une citation de la Bible », lui dit-il.
Elle referma le livre avec révérence et s’éloigna de la table à reculons, en remerciant Sable, il ne savait pas ce que ça représentait pour elle, il avait changé sa vie, vraimentc
Il n’avait jamais réellement obtenu le diplôme de médecine dont il se targuait : les universités n’existaient pas, à l’époque. Mais Sable voyait bien qu’elle se mourait d’inanition. Il lui donnait encore deux mois, au maximum. Le régime M. Réglez vos problèmes de poids, une bonne fois pour toutes.
Frannie frappait voracement les touches de son ordinateur portable, réglant la prochaine étape du bouleversement par Sable des mœurs alimentaires occidentales. Sable lui avait offert l’appareil. Il coûtait monstrueusement cher, il était très puissant, très mince. Sable aimait les objets minces.
« Il y a une entreprise européenne que nous pouvons racheter pour obtenir un premier accès – Groupement (Groupement) SA. Ça nous assurera la domiciliation fiscale au Liechtenstein. Maintenant, en transférant des fonds par les îles Caïmans, vers le Luxembourg, puis la Suisse, on peut payer les usines dec »
Mais Sable n’écoutait plus. Il songeait au petit restaurant exclusif. Il se disait qu’il n’avait jamais vu autant de gens riches avoir faim.
Sable sourit, le sourire franc et sincère qui accompagne la satisfaction pure et sans nuage du travail bien fait. Il tuait simplement le temps en attendant l’attraction principale, mais il le tuait de façon si charmante. Le Temps, et parfois aussi les gens.
On l’appelait parfois White ou Blanc, Albus ou Craie, Weiss ou Neige, ou par un de ses cent autres noms. Il avait la peau pâle, les cheveux d’un blond passé, des yeux d’un gris délavé. Au premier coup d’œil, il semblait avoir la vingtaine, et on ne lui accordait jamais plus d’un coup d’œil.
Il n’avait pratiquement rien de mémorable.
À la différence de ses deux collègues, il était incapable de s’attacher très longtemps à un seul travail.
Il avait tenu toutes sortes d’emplois passionnants dans toutes sortes de lieux fascinants.
(Il avait travaillé dans les centrales de Tchernobyl, de Windscale et de Three Mile Island, toujours dans des emplois subalternes et peu importants.)
Il avait fait partie, à un échelon mineur mais apprécié, de divers établissements de recherche scientifique.
(Il avait aidé à mettre au point le moteur à explosion, les matières plastiques et la canette en aluminium.)
Il avait du talent pour tout.
Personne ne prêtait jamais vraiment attention à lui. Il ne se faisait pas remarquer ; sa présence était cumulative. En y réfléchissant, on pouvait comprendre qu’il avait dû faire quelque chose, être quelque part. Peut-être même vous avait-il adressé la parole. Mais on l’oubliait facilement, ce M r White.
Pour l’instant, il était employé comme homme d’équipage sur un pétrolier à destination de Tokyo.
Le capitaine était ivre dans sa cabine. Le second était aux toilettes. Le premier lieutenant, aux cuisines. Ce qui représentait l’essentiel de l’équipage ; le navire était presque entièrement automatisé. Il n’y avait pas grand-chose à faire à bord.
Cela dit, si quelqu’un venait à presser le bouton Vidange d’urgence de la cargaison, situé sur le pont, les systèmes automatiques se chargeraient de libérer d’énormes quantités de fange noire dans les océans, des millions de tonnes de pétrole brut, avec un effet catastrophique sur les oiseaux, les poissons, la végétation, les animaux et les êtres humains de la région. Bien entendu, on avait conçu en renfort des dizaines de systèmes de sécurité annexes infaillibles ; mais, bahc il y en a toujoursc
Il y eut après coup un interminable débat pour déterminer exactement qui était responsable. Il ne fut jamais résolu : on répartit le blâme équitablement. Ni le capitaine, ni son second, ni le premier lieutenant ne retrouvèrent jamais d’emploi.
On ne sait pourquoi personne ne songea vraiment au matelot White, qui était déjà en route vers l’Indonésie, à bord d’un vieux vapeur chargé de barils de métal rouillé, emplis d’un désherbant particulièrement nocif.