Suter n’en écoute pas davantage. Il se rend au bord de l’eau. Un trois-mâts-barque est embossé dans la rivière. C’est le Columbia qui se rend aux îles Sandwich. Tous les chemins mènent à Rome, aurait dit le père Haberposch. Suter s’entend avec le patron, négocie son passage, et, le 8 novembre, quand le Columbia appareille, il est en train d’installer sa cahute sur le pont.
Chapitre IV
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Suter plante un clou pour y suspendre son hamac d’écorce. Comme il se dresse sur la pointe des pieds et fait un effort, son pantalon se tend et il perd un bouton de sa brayette. C’est un bouton de cuivre qui roule sur le deck. Aussitôt un affreux chien jaune se précipite et le lui rapporte. C’est Beppo, Beppino, une espèce de chien mouton, le chien de Maria, la femme morte d’épuisement sous les séquoias de la Snake River, dans l’Idaho. Maria était Napolitaine. C’est tout ce que Suter a gagné en quatre années d’Amérique que ce faux chien de cirque qui fait des tours et fume la pipe avec les matelots.
Cette longue traversée est sans histoire.
Toutes les voiles sont hissées et l’on fait route vers le sud-sud-ouest.
Le 30 novembre, vers cinq heures du soir, le coucher du soleil est d’un gris inquiétant que viennent assombrir encore de gros nuages noirs ; mais le lendemain matin, le temps s’est remis au beau et l’on hisse le tourmentin et la trinquette.
Le 4 décembre, au petit jour, le vent est rageur, la mer est grosse. À huit heures la tempête augmente encore d’intensité. La mer de plus en plus grosse submerge constamment le pont mal calfaté. L’eau pénètre dans la cambuse et abîme les vivres emmagasinés, caisses de biscuits, pommes de terre, sacs de riz, de sucre, de blé noir, morue et bacon qui représentent trois mois de provisions. Les huit hommes de l’équipage restent toute la journée et la nuit suivante à leur poste. Au jour, on consolide les réparations provisoires faites dans les ténèbres. Il y a plusieurs avaries. Les bittes ou pièces de bois verticales tenant le beaupré ont été arrachées au ras du pont. On installe au moyen de palans des étais de fortune et le beaupré est amarré aussi solidement que possible. À onze heures du soir, le deuxième jour, le vent tombe et saute brusquement au nord-est, apportant bientôt un fort grain et de la pluie. On amène les voiles et on change d’amures. Les grains se succèdent toute la nuit.
Le 7 janvier, pas d’incidents, sauf le passage d’un cachalot vers le soir. Des bonites et des dorades sautent autour du navire. Les vagues ne sont pas excessivement hautes, mais la mer est très dure, car les vagues viennent de deux directions différentes et brisent constamment à bord. Tout le monde est trempé.
Le 11 février, on aperçoit de nombreuses sargasses autour du bateau.
Le 27, on est dans la région du calme plat ; mais le Columbia fait eau et tout le monde est à la pompe. De nombreux poissons volants viennent s’échouer sur le pont. Pomper est un travail très dur. L’eau entre par l’avant, éteignant les réchauds. Un fort courant déporte à l’est.
Le 5 mars, on est de nouveau en panne. Tout le monde est sur le pont. Il fait un bon soleil. La voie d’eau est enfin aveuglée. L’équipage est content, il prépare des bâches pour recueillir la pluie qu’on attend pour le soir. On est sans eau potable à bord, impossible de tremper la tambouille.
Un lascar raconte : « Je n’ai jamais vu nulle part la population de couleur se revêtir d’une façon aussi recherchée qu’à Para. Les négresses et les mulâtresses se font des échafaudages d’une grande dimension, en se plantant des grands peignes d’écaille dans leur laine frisée, et des fleurs, et des plumes. Elles portent toutes des robes décolletées à longue traîne et toujours de couleurs brillantes. Dans ce pays c’est toujours fête. Les… »
Suter est dans son hamac. Son chien fume. À ses pieds on joue maintenant au trictrac, les bâches sont terminées. Un jeune mousse enthousiaste balance le hamac.
À minuit tombe la pluie bienfaisante et l’on repart dans les vents sucrés. Un peu plus tard on passe entre les îles. Comme la lune est pleine, Suter peut contempler de sa balançoire des végétations de palmiers et des lataniers en fleur.
Suter est enchanté de son voyage.
De grands projets se forment en lui. Certes non il n’a pas perdu son temps et il a appris des tas de choses pour ce qui le concerne. Il a fait parler l’équipage et le patron. Il a maintenant des vues sur les mœurs et les habitudes de la Californie, les ressources et les besoins de ce mystérieux pays, car ces rudes marins y ont déjà embarqué maintes et maintes cargaisons de planches, de peaux, de talc. Mais dans leur esprit, les deux rives du Pacifique ne font qu’un tout ; eux font aussi bien commerce avec les Indiens américains qu’avec les indigènes des Îles ; ils ont eu aussi souvent affaire avec les missionnaires espagnols de Monterey qu’avec les missionnaires américains d’Honolulu. Suter commence à concevoir l’avenir prodigieux de cette vaste partie du globe encore inexploitée. Ses plans et ses idées se précisent en s’agrandissant. Cela dépasse tout ce qu’il a pu imaginer et pourtant cela est possible. Réalisable. Il y a une belle place à prendre. Un coup d’État. Il en a le goût, et a la force de risquer une telle entreprise.
En attendant, il débarque petitement dans la capitale, Honolulu, et présente à la factorie les lettres de recommandations qui lui ont été données par les fonctionnaires de la Compagnie de l’Hud-son Bay, à Fort Van Couver.
Ici aussi il est très bien accueilli.
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Honolulu est une capitale très animée.
Le fond de la population se compose essentiellement d’aventuriers maritimes, surtout des déserteurs des flotilles de baleiniers. Naturellement, toutes les races du monde y sont représentées, mais l’élément basque et l’élément yankee dominent. Tous les milieux adoptent Suter d’enthousiasme et il a la chance de rencontrer quelques vieilles connaissances de New York. En leur compagnie maintenant, il prend part à quelques spéculations sur les cargaisons de copra, de nacre ou d’écaille amarrées au large et il est assez heureux pour gagner rapidement une petite fortune.
C’est à cette époque que lui vint l’idée d’employer dans ses plantations futures la main-d’œuvre canaque. Il faudra des bras pour exploiter la Californie et défricher les immenses territoires de l’ouest américain. L’Afrique est par trop loin et la traite commence à être trop réglementée dans l’Atlantique. Il n’y a plus de bénéfice possible. Il est d’ailleurs amusant de déjouer la réglementation internationale, et d’éviter le droit de visite réciproque des navires en installant la traite dans des parages insoupçonnés. On embarquera de force les populations des Îles. Le Pacifique doit se suffire.
Il s’ouvre de cette idée à ses associés, auxquels il a déjà touché deux, trois mots sur ses projets californiens et laissé entendre de grandes choses. Le soir même, dans une taverne, on signe l’acte de constitution de la Suter’s Pacific Trate Co, dont le pavillon est une crosse d’évêque noire, sommée de sept points rouges sur fond blanc. Pour sa part, Suter verse 75 000 florins hollandais. Les premiers arrivages de Canaques doivent avoir lieu dans dix-huit mois au plus tard et débarquer dans une baie californienne que Suter indique confidentiellement. Dans les actes, il désigne ses futures possessions sous la dénomination de la Nouvelle-Helvétie.
Les conventions signées, c’est une orgie de rhum.
Cette affaire faite, il faut songer au départ, et ça n’est pas chose facile.
Suter est pressé.
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Il n’y avait aucun navire sur rade qui fît les ports mexicains ou qui voulût le conduire à San Diego. Il n’y avait qu’un Russe prêt à appareiller pour Sitka, établissement russe sur la côte américaine, là-haut, dans l’extrême nord du Pacifique.