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            Elle le regarda d’un air dubitatif et s’avança vers lui.

            – Tu t’amuses bien avec ton nouveau jouet, le taquina-t-elle en se penchant sur son épaule.

            Matthew referma son écran d’un coup sec. Mal à l’aise, il chercha à cacher les photos qu’il avait récupérées dans la corbeille de l’ordinateur et qu’il venait d’imprimer. Mais April fut plus rapide que lui et s’en empara.

            – Elle est mignonne, jugea-t-elle en examinant les clichés d’Emma. C’est qui ?

            – La sommelière d’un grand restaurant new-yorkais.

            – Et cette musique, c’est quoi ? Je croyais que tu n’aimais pas le jazz.

            – C’est Keith Jarrett, le Köln Concert. Tu savais que la musique pouvait avoir une influence sur la dégustation du vin ? Des chercheurs ont montré que certains morceaux de jazz stimulaient des parties du cerveau qui permettaient de mieux appréhender les qualités des grands crus. C’est dingue, non ?

            – Passionnant. C’est ta nouvelle copine qui te l’a dit ?

            – Ce n’est pas ma « copine ». Ne sois pas ridicule, April.

            La jeune femme pointa vers Matthew un doigt accusateur.

            – Dire que tu m’as fait louper le coup du siècle parce que je me faisais du souci pour toi !

            – Je te remercie de ta sollicitude, mais je ne t’ai rien demandé.

            Elle continua en élevant la voix :

            – Je t’imaginais dépressif et suicidaire alors que tu faisais la nouba en dégustant des grands crus avec une fille rencontrée sur Internet !

            – Attends, tu me fais quoi, là ? Une crise de jalousie ?

            La belle galeriste se servit un verre de vin et mit plusieurs minutes avant de retrouver son calme.

            – Bon, c’est qui, cette femme ?

            Après s’être un peu fait prier, Matthew accepta de lui raconter sa soirée, depuis la découverte des photos sur le disque dur de l’ordinateur jusqu’à cet étrange fil de conversation qui s’était instauré entre Emma et lui. Par touches, pendant presque trois heures, ils avaient balayé un large spectre de sujets à travers des dizaines d’e-mails. Ils avaient partagé leur passion pour Cary Grant, Marilyn Monroe, Billy Wilder, Gustav Klimt, la Vénus de Milo, Breakfast at Tiffany’set The Shop Around the Corner. Ils avaient refait les débats séculaires : Beatles contre Rolling Stones, Audrey contre Katharine Hepburn, Red Sox contre Yankees, Frank Sinatra contre Dean Martin. Ils s’étaient affrontés autour de Lost in Translation, film « infiniment surestimé » pour Matthew, « chef-d’œuvre indépassable » pour Emma. Ils s’étaient demandé quelle nouvelle de Stefan Zweig était la plus réussie, lequel des tableaux d’Edward Hopper les touchait le plus, quelle était la meilleure chanson de l’album Unpluggedde Nirvana. Chacun avait avancé ses arguments pour savoir si Jane Eyreétait un meilleur livre qu’ Orgueil et Préjugés,si lire un roman sur un iPad était aussi agréable que de tourner les pages d’un ouvrage imprimé, si Off the Wallétait supérieur à Thriller, si Mad Menétait la meilleure série du moment, si la version acoustique de Laylavalait la version originale, si Get Yer Ya-Ya’s Out !était le meilleur album live de tous les temps, si…

            – Bon, ça va, j’ai compris, le coupa April. Et à part ça, tous les deux, vous vous êtes accordé une petite séance de cybersexe ?

            – Non, ça va pas ! s’écria-t-il, outré. On discute, c’est tout.

            – Bien sûr…

            Matthew secoua la tête. Il n’aimait pas la tournure que prenait cette conversation.

            – Et qui te dit que c’est vraiment cette jolie brunette qui se trouve derrière son écran ? demanda April. L’usurpation d’identité, c’est commun sur Internet. Sans le savoir, tu discutes peut-être depuis trois heures avec un papy bedonnant de quatre-vingts ans…

            – Tu as vraiment décidé de gâcher ma soirée…

            – Au contraire, je suis heureuse de te voir reprendre du poil de la bête, mais je ne voudrais pas que tu sois déçu et que tu t’investisses trop si cette personne n’est pas réellement celle que tu crois.

            – Qu’est-ce que tu suggères ?

            – De ne pas trop attendre pour la rencontrer. Pourquoi ne l’invites-tu pas au restaurant ?

            Il secoua la tête.

            – Tu es folle, c’est beaucoup trop tôt ! Elle va croire que…

            – Elle ne va rien croire du tout ! Il faut battre le fer tant qu’il est chaud. C’est comme ça que ça marche, aujourd’hui. On voit bien que ça fait très longtemps que tu n’as plus participé au jeu de la séduction.

            Perplexe, Matthew marqua un temps de réflexion. Il sentait que la maîtrise de la situation lui échappait. Il ne voulait pas brusquer les choses, ni céder à un emballement. Après tout, il ne connaissait pas vraimentcette Emma Lovenstein. Mais il était forcé de reconnaître qu’il y avait eu entre eux une connexion, un plaisir mutuel à échanger, quelques heures de répit au milieu de la tristesse du quotidien. Il aimait aussi le côté romanesque de leur rencontre, le rôle qu’y avait joué le hasard ou peut-être même… le destin.

            – Invite-la le plus tôt possible, conseilla de nouveau April. Si tu as besoin de moi, je garderai Emily.

            Elle écrasa un bâillement et regarda sa montre.

            – J’ai trop bu, je vais me coucher, prévint-elle en lui faisant un signe de main.

            Matthew lui rendit son salut en la regardant monter l’escalier. Dès qu’il se retrouva seul, il ouvrit l’ordinateur et s’empressa de cliquer sur le bouton pour rafraîchir sa messagerie. Il n’avait pas de nouveau courrier d’Emma. Peut-être s’était-elle lassée. Peut-être qu’April avait raison. Peut-être ne fallait-il pas trop attendre.

            Il décida d’en avoir le cœur net.

            De :Matthew Shapiro

            À :Emma Lovenstein

            Objet :Invitation

            Êtes-vous toujours devant votre ordinateur, Emma ?

            1 minute plus tard.

            Je suis dans mon lit, Matthew, mais mon ordinateur portable est posé à côté de moi.

            J’ai téléchargé votre Antimanuel de philosophiesur ma liseuse et je le dévore. Je ne savais pas que Cicéron signifiait « pois chiche » en latin ; -)

            Comme sous l’emprise d’une force invisible, Matthew osa l’impensable.

            45 secondes plus tard.

            J’ai une proposition à vous faire, Emma.

            Je connais un petit restaurant italien dans l’East Village – Le Numéro 5 – au sud de Tompkins Square Park. Il est tenu par Vittorio Bartoletti et sa femme qui sont tous les deux des amis d’enfance. Je vais dîner chez eux chaque fois que je me rends à New York, principalement pour participer au cycle de conférences de la Morgan Library.

            Je ne sais pas ce que vaut leur carte des vins, mais si vous aimez les arancini à la bolognaise, les lasagnes au four, les tagliatelles au ragoût et les cannoli siciliens, alors cette adresse devrait vous plaire.

            Accepteriez-vous d’aller y dîner avec moi ?

            30 secondes plus tard.

            J’en serais ravie, Matthew. Quand venez-vous à New York la prochaine fois ?

            30 secondes plus tard.

            La prochaine conférence est programmée au 15 janvier, mais peut-être pourrions-nous nous voir avant.

            Pourquoi pas demain soir ? 20 heures ?

            *

            Demain…

            Demain !

            DEMAIN !

            Emma avait envie de faire des bonds dans son lit. C’était trop beau pour être vrai !

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