Or, tout cela était si peu clair, que Jérôme Fandor n’y démêlait rien tout d’abord, à peine eut-il le temps d’ailleurs de ponctuer la lecture de l’acte de quelques exclamations. Impassible, le moine disparut, laissant Fandor tout seul sans écouter ses protestations.
Et alors, commença pour le journaliste une aventure extraordinaire.
***
Perdu dans l’une des cellules, véritables oubliettes qui sont bâties dans les caves de l’énorme palais, Fandor recevait par un judas une cruche d’eau et une provision de pain.
— Ça, se déclarait-il à lui-même, c’est la preuve que décidément on m’inculpe et que l’on ne va pas me relâcher de sitôt. Mais qui diable va me juger ?
Fandor devait l’apprendre le lendemain. De bonne heure en effet, et alors qu’en toute philosophie il sommeillait tranquillement sur sa couche, une mauvaise paillasse qui garnissait un angle de sa cellule, Jérôme Fandor découvrit par un gardien l’étrange situation où il se trouvait. C’était un moine convers qui parlait volontiers :
— Prisonnier, déclara le jeune religieux, vous êtes accusé de sorcellerie, de sacrilège et de tentative d’assassinat contre la personne royale de don Eugenio, le crime a été commis dans l’Escurial, par conséquent vous serez jugé par la juridiction spéciale de l’Escurial.
Et comme Fandor, inquiet à ces paroles, demandait des détails, le frère convers reprenait :
— Oui, prisonnier, il y a une juridiction spéciale pour l’Escurial, vous n’ignorez sans doute pas qu’un ordre religieux veille sur la chapelle du palais. Ce sont les prêtres attachés à cette chapelle qui possèdent le pouvoir de juridiction pour tous les crimes commis à l’intérieur de l’enceinte, donc vous serez jugé par eux.
— Par eux ? Hum, cela ne me plaît guère. Et quelle peine peuvent-ils prononcer ?
— Une seule peine. Ou ils déclarent devant Dieu et devant les hommes que les accusés sont innocents et ceux-ci sont renvoyés en liberté, ou au contraire ils les reconnaissent coupables et dans ce cas, ils les condamnent à mort.
— Toujours ?
— Toujours. Naturellement. C’est la loi.
— Eh bien c’est gai, me voilà dans les pattes de religieux qui m’ont tout l’air d’avoir gardé les traditions sanglantes des tribunaux de l’Inquisition. Ou ils innocentent les accusés, ou ils leur font couper la tête. Non, mieux que cela, en Espagne, c’est le supplice du garrot. Ma foi, je suis fichu. Nul ne sait que je suis prisonnier. Sauf Fantômas et peut-être la Recuerda, par conséquent nul ne s’occupera de moi. Ah, nom d’un chien !
La situation de Fandor était terrible en effet. L’Espagne, pieusement, respecte encore des coutumes qui paraissent monstrueuses ailleurs. Fandor, se souvenait parfaitement avoir lu quelque part, qu’il existait en effet à l’Escurial une jurisprudence spéciale et il frémissait en songeant qu’il était aux mains des farouches religieux.
— Ces sacrés Espagnols, songeait Fandor, vous ont encore des âmes du treizième siècle. Ah, je suis frais.
Que pouvait-il faire, d’ailleurs ? Rien. Jérôme Fandor avait la terrible impression d’être enseveli vivant. L’Escurial gigantesque, énorme, pesait sur lui de tout son poids.
— Je suis perdu, je suis enterré dans cette machine-là. Tout de même, je rouspéterai tant que je pourrai et il faudra bien que les juges m’entendent.
Mais, très vite, Fandor devait perdre tout espoir. Les jours se traînaient, en effet, sans apporter aucun changement à sa situation. Il recevait régulièrement, à minuit, la visite d’un moine qui l’invitait au repentir et à la confession, mais qui se refusait à l’entretenir de son procès. À six heures du matin, on venait le chercher pour assister à un office religieux. Mais comme le premier jour il avait profité de la circonstance pour hurler en pleine chapelle qu’il était innocent, on prenait depuis lors la précaution de le bâillonner avant de le mener à l’église. Et Fandor, petit à petit, se faisait à cette idée :
— Je suis fichu. Absolument fichu, je serai condamné, sans même pouvoir me défendre.
Fandor, pourtant, avait un vague espoir. Un jour il avait été interrogé par le religieux parlant français auquel il avait crié son innocence. Avait-il ému cet homme, convaincu qu’il causait avec un personnage satanique ? C’était douteux. Toutefois Jérôme Fandor l’avait supplié de prévenir l’ambassadeur de France de sa captivité, avait menacé même le moine de représailles internationales si satisfaction ne lui était pas donnée. Avait-il effrayé le religieux ?
En tout cas, aucun changement n’était survenu et c’était un jour tout comme les autres qui commençait, croyait-il, tandis qu’il répondait brutalement au moine qui, après l’avoir ramené de la chapelle, l’exhortait encore au repentir.
Fandor, le religieux parti, s’était rejeté sur sa couche.
— Enfin, murmurait-il, j’imagine maintenant que je n’en ai plus pour longtemps avant de passer au tribunal.
Il ne croyait pas si bien dire.
Comme il se rendormait, en effet, d’un sommeil fiévreux et agité, la porte de sa cellule s’ouvrit brusquement. Trois moines entrèrent, vêtus de noir, l’air sinistre et portant trois cierges allumés.
— Condamné, dit lentement l’un d’eux, cependant que Fandor, stupéfait par l’arrivée de cette procession, écarquillait les yeux, condamné, repentez-vous, vous n’avez plus que huit jours pour cela.
— Huit jours ! cria Fandor. Mais, nom de Dieu, parlez donc clairement, qu’est-ce qu’il y a encore ?
Les trois moines se signèrent en entendant le terrible blasphème, et celui qui paraissait être leur chef reprit la parole :
— Condamné, déclara-t-il, le Tribunal de l’Escurial vous a jugé cette nuit, vous avez été reconnu coupable, vous périrez par le garrot dans huit jours.
Mais pour parler ainsi tout tranquillement, pour annoncer semblable chose avec une telle sérénité, le religieux, évidemment, ne connaissait point le caractère impétueux de Jérôme Fandor.
Le journaliste, en effet, avait bondi hors de son lit : les poings fermés, la voix tremblante de colère, évidemment tout disposé à étrangler l’un de ses visiteurs, Jérôme Fandor hurlait :
— Bon sang, mais ce n’est pas possible, tout de même, qu’est-ce que vous me chantez là ? Le tribunal s’est réuni. Où ? Quand ? On m’a condamné sans m’entendre ? Mais c’est un assassinat que vous allez commettre, sacré mille noms d’un tonnerre, on ne tue pas un homme comme cela !
Les trois moines n’avaient pas bronché.
— Repentez-vous, mon frère, recommençait le plus vieux des religieux, repentez-vous, et que l’esprit de Satan qui vous possède se retire de vous.
Les autres moines, en même temps, disaient :
— Que Dieu lui fasse miséricorde.
Que pouvait tenter Jérôme Fandor ?
— J’en massacrerai bien un ou deux, se disait-il en lui-même, mais cela ne m’avancerait à rien. Ah bon sang de bon sang !
Il marchait à grands pas dans sa cellule, le cœur battant à l’étouffer, épouvanté à l’idée du supplice auquel on venait de le condamner si bizarrement.
Les trois moines s’étaient retirés, Jérôme Fandor demeurait seul.
Alors, un affreux désespoir s’empara du jeune homme. Il imagina pendant quelques instants les plans d’évasion les plus fous, les tentatives les plus audacieuses. Mais, hélas, il ne lui servait de rien de rêver à l’impossible. Les murs du cachot où il était prisonnier étaient inébranlables, inébranlable était la porte, et Jérôme Fandor ne pouvait rien, rigoureusement rien pour retarder, fût-ce d’une seconde, l’accomplissement de son destin.
— Eh bien, je périrai par le garrot, finit-il par décider en lui-même, je périrai bravement puisqu’il le faut, et, ma foi, Juve me vengera.
Mais, au moment même où Jérôme Fandor se résignait, comme il y était bien obligé, à regarder en face la destinée, les serrures de sa cellule grinçaient. La porte s’ouvrit et Jérôme Fandor poussait un cri de joie :
— Vous, patron ? ah ! par exemple !