— Ne m’avez-vous pas dit, tout à l’heure, que l’existence vous importait peu et que vous voudriez être morte ?
— Fantômas, si vous voulez ma mort, je ne résisterai guère. Un crime de plus pour vous ne compte pas. Voilà longtemps que j’ai le pressentiment que lorsque l’heure de la mort sonnera pour moi, c’est vous qui viendrez me la donner.
— Lady Beltham, ces sentiments vous honorent, mais votre pensée est injurieuse pour moi. Contentez-vous donc d’agir comme je vous le demande. J’ai besoin de vous, ne cherchez pas encore à savoir pourquoi. Que vous importe, n’est-il pas vrai ?
La voiture s’arrêta, le long d’un mur, à l’angle d’une rue. On était arrivé.
21 – LES VÊTEMENTS DU MORT
Célestin Labourette commençait à trouver que vraiment la vie était belle et confortable. À sa droite, il avait, décolletée fort bas et très en beauté, une jeune femme qui n’était autre qu’Adèle. À sa gauche, toute dépeignée par les caresses successives dont il l’accablait, se trouvait une seconde amie : Chonchon. De plus, Célestin Labourette, qui ne détestait pas les plaisirs de la table, achevait, en compagnie de ses invitées, un magnifique dîner.
Célestin Labourette n’était pas gris parce qu’il appartenait à cette variété heureuse d’individus qui ne le sont jamais. Depuis si longtemps il s’adonnait à l’absorption de boissons capiteuses qu’il pouvait facilement supporter ce que les marins appellent le « grand carquois », sans perdre la tête. Il n’était pas gris, mais il était largement gai et gai de cette gaieté spéciale qui rend communicatif, qui fait traiter tout le monde en amis, qui fait voir la vie en rose et porte à une merveilleuse charité envers les défauts du prochain. Et puis, Célestin Labourette chantait faux, mais il chantait fort, mêlant les couplets sentimentaux à des refrains grivois, puis, entonnant à l’improviste, d’une voix de basse, un air d’église. À côté de lui, cependant, les femmes qu’il avait invitées dans le désir de se payer une petite noce à la hauteur, n’étaient pas grises, elles. Elles avaient l’habitude des parties fines analogues à celle-ci et connaissant de longue date le fâcheux état où met l’abus des mélanges, elles avaient su résister suffisamment aux offres de Célestin Labourette pour garder un peu de sang-froid, insuffisamment peut-être pour suivre avec netteté tout ce qui était en train.
Célestin Labourette avait bien fait les choses. Le gros marchand de cochons s’entendait à merveille à organiser des repas qu’il qualifiait lui-même de « gueuletons n° 1 ». Le service même n’avait pas été détestable, car Jérôme, l’extraordinaire Jérôme, probablement pour donner satisfaction à son excellent patron, s’était multiplié, s’ingéniant à deviner les désirs des convives, à changer les assiettes, à apporter les plats, à renouveler les vins, avec une telle prestesse qu’on l’avait à peine vu apparaître et disparaître, durant tout le dîner. Or, comme Jérôme finissait de disposer sur la nappe quadrillée de rouge un superbe saint-honoré, Célestin Labourette cessa de chanter pour taper sur la table l’un de ses vigoureux coups de poing qui lui servaient d’ordinaire dans les bars voisins des abattoirs à effrayer les garçons trop lents à le servir.
— Jérôme !
— Patron ?
— Va nous chercher une bouteille de fine. Non, reste là !
L’ordre donné, changé, Célestin Labourette éclata de rire, puis, étendant les bras, attrapa à droite et à gauche les têtes d’Adèle et de Chonchon qu’il pressa amoureusement contre ses épaules. Il grasseya :
— Hein, mes petites chattes ? c’est fameux tout ce qu’on s’empiffre et mon petit rouge ordinaire est vraiment un vin rigolo. Qu’est-ce que vous en dites ?
— Tu ne devrais pas tant boire, répondit Adèle.
— Allez, coupe le gâteau, dit Chonchon.
Célestin Labourette était tout à son contentement intérieur :
— Eh bien, reprit-il, si mon vin est rigolo, il y a quelque chose de plus rigolo encore. Jérôme !
— Patron ?
— Croises-toi les bras. Reste debout, là contre la table, bien en face de nous. Dieu que tu es beau, mon garçon. Çà, une petite amie qui ne le trompe pas. Dites donc, vous, vous qui êtes femmes et rosses tout juste ce qu’il faut, lorgnez-moi un peu ce coco-là, qu’est-ce que vous en dites ?
— Qu’est-ce qui te prend ? interrogea Adèle.
— Coupe donc le gâteau, dit Chonchon.
— Eh bien, qu’est-ce que tu fiches là ? C’est-y que vous voyez, c’est un homme heureux. Regardez-le bien sur toutes les tranches, et songez qu’il m’a appris hier qu’il avait une petite amie, ça va vous la couper, m’entendez bien, qui ne le trompe pas, qui lui est fidèle. Non, mais regardez-moi cette tourte-là. Regardez-le, avec sa mine sournoise et dissimulée, ses épaules en portemanteau et son air godiche dans sa livrée. Eh bien, ça n’empêche pas. Il prétend avoir trouvé une femme honnête, une femme fidèle. Ah, je t’en ficherai des femmes fidèles. Regardez-le, continuait-il toujours, s’échauffant de plus en plus, regarde-le Chonchon, regarde-le Adèle, crois-tu qu’il dégotte, mon domestique ! Hein, il est plus chic qu’aucun de tes amants, Adèle, plus rupin qu’aucun de ceux qui t’entretiennent, Chonchon, car, ou ça m’étonnerait fort, ou il n’y en a pas un qui pourrait affirmer que sa maîtresse ne le trompe pas.
Et comme, amusées par la remarque du gros marchand, Chonchon et Adèle éclataient de rire, Célestin Labourette, content du succès qu’il venait d’obtenir, changeait brusquement d’idée :
— Eh bien, qu’est-ce que tu fiches là ? C’est-y que tu veux faire de l’œil à Chonchon ou à Adèle ? Peste, mon gaillard, tu te mets bien, mais heureusement que je suis là. Allez, ouste, à la cave. Va nous chercher une bouteille de fine, et presto, encore.
Fandor s’éclipsa.
***
Dès qu’il fut sorti, Célestin Labourette trouva qu’Adèle et Chonchon décidément, étaient tristes. Il le leur reprocha :
— Alors, quoi, qu’est-ce que vous avez ? Dites tout de suite que la maison n’est pas bonne, qu’il n’y a que l’eau de Vichy qui vous aille et que Célestin Labourette ne sait pas recevoir. Chonchon, t’as donc perdu un oncle à héritage qui t’a déshéritée que tu fais une gueule d’enterrement ? et toi Adèle, pourquoi que tu ne dis rien ? ma parole, t’as l’air, sauf ton respect, aussi désolée qu’une vache à qui on vient de tirer son veau. Allez, hop, les enfants, le verre à la main et le sourire sur les lèvres.
Et le gros homme entonna un refrain :
À boire, à boire, à boire,
Et si mon auditoire
Approuve ce refrain
Recommençons à boire
Du vin, du vin, du vin.
Puis, ayant chanté, Célestin Labourette se versa force rasades qu’il avala d’un trait, s’excitant de plus en plus, après quoi, brusquement il ne disait plus rien, il fermait les yeux, sa tête dodelinait sur ses épaules, le sommeil lourd de l’ivresse appesantissait ses paupières.
— Il est parti, Adèle.
— Il est saoul, dit Chonchon.
Et, un instant plus tard :
— Qu’est-ce qui te prend, Adèle ?
— Rien, j’sais pas, et toi ?
— On a marché ?
— T’es pas folle ? c’est le domestique.
— Il met du temps à revenir.
— P’t’être bien qu’il goûte à la fine pour son propre compte.
Chonchon recommença à manger, mais Adèle écoutait toujours. À la fin. Chonchon s’impatienta :
— Bouffe donc, dit-elle avec un haussement d’épaules. Papa cochon dort, il ne nous embête plus, c’est le moment d’en profiter. Eh bien qu’est-ce qui te prend ? où qu’tu vas ? t’es pas folle ?
Adèle s’était levée. Elle posa sa serviette sur la table, repoussa doucement sa chaise, se débarrassa lentement du bras que Célestin Labourette avait laissé appuyé à son épaule, puis, sur la pointe des pieds, elle traversa la salle à manger, se dirigea vers la porte du vestibule :