Et le jeune lieutenant qui sermonnait les invalides, n’ajoutant pas un instant foi aux récits de leurs aventures, pour avoir le dernier mot osait un châtiment exemplaire :
Ils furent tous punis de tabac !
Radrap, alors, ne décoléra pas.
— Ah bien, disait-il, on s’aperçoit que ce n’est plus l’Autre qui gouverne ! Maintenant, quand on fait campagne, c’est les embêtements qui vous tombent sur la tête !…
Et, dès lors, les invalides eurent une histoire de plus à se raconter.
Il parlaient d’une invraisemblable émeute qu’ils avaient domptée, d’une attaque à main armée contre le tombeau de l’Empereur, qu’ils avaient heureusement pu repousser.
D’ailleurs, comme ils avaient été grondés très fort, comme ils avaient eu très froid aussi, pas un d’eux ne proposa d’aller à nouveau veiller la nuit pour s’assurer que rien de suspect ne se produisait encore…
XIII
Fin de débauche
Les derniers cavaliers venaient de rentrer aux manèges. Comme lasse d’avoir été parcourue par tant de gens, par tant de couples, la route semblait endormie dans un tranquille sommeil. On se serait cru, en la regardant, en présence d’un extraordinaire serpent qui, tout poudré de poussière, aurait eu la fantaisie de s’endormir à flanc de coteau, en laissant son grand corps zigzaguer entre les maisons.
Au lointain, d’ailleurs, l’obscurité naissait, l’obscurité de ces soirs de printemps qui est bleuâtre et opaque, comme alourdie de chaleur. La forêt s’endormait, elle aussi, on entendait tout juste quelques pépiements d’oiseaux bavards, attardés à chercher une branche pour passer commodément la nuit. Au bas du coteau, tout au contraire, Robinson rutilait, flambait d’une foule de flambeaux allumés, cependant que, des moindres jardins, des accents criards de valses ou de polkas s’échappaient, intimement mélangés à une âcre odeur de pommes de terre frites, d’absinthe renversée et de chaleur humaine.
La rue s’était faite déserte, mais les guinguettes regorgeaient de monde. Il y avait des dîneurs dans tous les coins et à toutes les tables et, cependant que la brise fraîche du soir balançait les écriteaux qui annonçaient la présence du véritable arbre de Robinson, on entendait des cris, des rires perlés qui montaient des bosquets, descendaient des branches d’arbres où s’étageaient les belvédères et invariablement annonçaient que quelque cavalier galant serrait d’un peu près sa compagne.
C’était un dimanche soir. Dès midi, Robinson s’était vu envahi par la foule. On avait beaucoup bu, dansé plus encore, les chevaux en avaient vu de raides, les ânes avaient mis à l’épreuve leur patience, et désormais, si les têtes tournaient un peu, les cœurs, par un juste retour des choses, n’étaient pas éloignés de chavirer.
Aussi bien on avait le temps. Sur toute cette foule de midinettes, d’employés de bureau, de jeunes gens, séquestrés toute la semaine dans des bureaux noirs, la menace du lundi inexorable, de la reprise du travail pesait lourdement. On avait questionné les garçons, on savait que les trains partaient de quart d’heure en quart d’heure, qu’il y en avait jusqu’à minuit, et l’on éternisait les heures de ce jour heureux, goûtant la volupté des balançoires, le piquant des vins mousseux, le parfum de l’été aussi et toute la griserie qui s’échappait des boucles blondes un peu défaites, des grands yeux un peu meurtris qui n’avaient plus guère la force désormais de se fâcher ou de se faire méchants.
Si cependant les couples étaient heureux, et les amoureux étaient en majorité dans les restaurants de Robinson, si des arbres, de branche en branche, les éclats de rire dégringolaient en cascades, en averses de gaieté, il n’y avait point, ce dimanche-là à Robinson, que de tendres soupirants. À quatre heures, brusquement, un train avait amené, en effet, une foule d’individus, une dizaine de personnages qui n’appartenaient certainement pas à la clientèle ordinaire de ce pays du rire et de la gaieté.
Les hommes étaient coiffés de casquettes avachies, leurs vestons avaient une coupe étrange, leurs chemises de flanelle étaient déboutonnées au col, et leur seule élégance résidait en leurs bottines d’un jaune criard, aux tiges extravagantes, à la pointe des plus fines.
Les femmes qui les accompagnaient étaient pires qu’eux. Il y avait là deux ou trois brunettes dont le col s’ornait d’un ruban rouge, dont les jupons dégrafés tombaient perpétuellement, dont la gorge, dépourvue de tout corset, avait des houles inquiétantes et vraiment révélatrices.
Eux avaient fui les divertissements. Ils n’étaient entrés ni dans le bal musette, ni dans les tirs à la carabine. Ils avaient dédaigné le photographe qui opère à mi-côte et réussit en deux minutes votre portrait sur un aéroplane qu’il affirme véritable.
Ils n’avaient même pas eu un regard pour les chevaux étiques que malmenaient des cavaliers dont les culottes remontaient jusqu’aux genoux. À peine avaient-ils souri au passage de certaines amazones qui, dépourvues de toute notion d’équitation, se cramponnaient à leur selle sans souci du grotesque effet de leurs jupes relevées sur des jambes plus ou moins jolies, sur des bas à jours plus ou moins déchirés.
Tout simplement la bande, au sortir de la gare, avait tourné à droite, monté la côte, puis, obliquant à gauche à la fourche, s’était enfournée, engouffrée, engloutie dans un extraordinaire baraquement qu’il fallait assurément connaître pour croire que c’était là un mastroquet.
Nulle enseigne ne s’étalait à la porte, et pourtant, dès l’entrée, on était saisi par un âpre relent de boissons fortes. Il y avait là une petite salle dont les murs avaient été blanchis à la chaux, mais qui n’apparaissaient plus que noirs de crasse et surchargés d’inscriptions. On avait tant bu d’alcool en s’appuyant contre eux, tant de fois des doigts graisseux s’étaient essuyés sur leurs angles qu’ils paraissaient suinter le rhum et l’eau de vie.
Par contre, des flaques régnaient, indéfinissables, croupissantes, amoncelant des détritus, bouts de pain, ronds de saucisson, débris de cervelas, dans le carrelage absent qui laissait des trous sous les pas.
Le comptoir était chétif, il tenait à peine la largeur de la pièce. En revanche, il y avait deux tables boiteuses énormes, calées par des bouchons, et devant lesquelles se trouvaient deux bancs sur lesquels il était imprudent de s’asseoir, car leur solidité les reléguait depuis longtemps à un simple effet décoratif.
La bande entra là-dedans comme chez elle.
En tête venait un individu qui sitôt pénétré dans la boutique tapait un grand coup de poing sur le comptoir.
— Oh là, le tôlier !… Ous’que t’es, patron de malheur ?
On entendit un grand vacarme, des bruits de sabots qui se traînaient sur le sol, une porte s’ouvrit, laissant pénétrer une épouvantable odeur de pourriture ; le propriétaire du cabaret sortait de sa chambre.
Lui aussi valait d’être vu.
C’était un abominable bonhomme qui pouvait bien compter dans les quatre-vingts ans. Il portait une grande calotte noire, crasseuse à l’infini, qui recouvrait entièrement son front. Il avait un visage rouge et perpétuellement congestionné. Sur son nez, écrasé en pied de marmite, deux paires de lunettes chevauchaient. La bouche était édentée, le menton en galoche.
Ce bonhomme ne portait pas de veston, il était en bras de chemise. Mieux valait ne point contempler le reste de son accoutrement qui se dissimulait, d’ailleurs, derrière un tablier bleu, fort vieux décidément, et qui n’avait jamais dû connaître les soins du blanchisseur.
Tel quel, le propriétaire de ce bouge s’avançait avec un sourire et demandait d’une voix chevrotante :
— Oh ! mais, voilà de la compagnie !… Et qu’est-ce que c’est donc qu’il faut vous servir ?