— Quatre hommes de bonne volonté dans Sa chapelle.
Et il forçait le ton :
— Mission spéciale leur est donnée de veiller aux Aigles… Nous ne pouvons pas tolérer que l’on touche à Ses Aigles…
Et, après avoir fait une nouvelle pause, il ajoutait, continuant à donner ses instructions :
— Trois éclaireurs dans le passage… Trois autres dans la cour d’entrée… Deux à l’intérieur du tombeau… Mon général donnera la clé qu’il a. Cinq resteront ici, corps de réserve, les autres me suivront… C’est compris ?… Pas de rapport aux ordres ?… Bon, allez, marche !
Radrap, d’un pas saccadé, d’un pas qui visait à être le pas militaire et qu’un maudit rhumatisme pris dans les tranchées de Sébastopol faisait tout de même hésitant, longeait la chambre, avançait vers la porte. Il crut entendre derrière lui comme un murmure.
— Pas d’attendrissement, fit-il. On fait son devoir. Et c’est pour Lui !
Puis, la gaieté lui revenait, cette gaieté gavroche des soldats qui plaisantent au moment d’aller au feu.
— Ah, on leur montrera, aux embusqués de la place, de quel bois ils sont faits, les invalides !
Et son ricanement trahissait la douleur qu’il éprouvait d’être vieux.
Le long des couloirs alors des groupes cheminèrent, silencieux. On exécutait fidèlement les ordres du vieillard. On les exécutait avec zèle, avec précaution aussi, car les missions données n’étaient pas sans péril.
Les Invalides ne sont pas, en effet, exclusivement affectés aux vieux braves. Dans les énormes bâtiments du palais, une sorte de caserne existe, occupée par tous les bureaux de l’administration, cependant que de merveilleux appartements sont réservés aux généraux de la place de Paris, aux officiers supérieurs attachés à l’administration.
Les sentinelles, de jeunes soldats, ceux-là, étaient de faction un peu partout. Il convenait de les éviter.
Les invalides ne les aimaient guère, il y avait rivalité entre eux, trop de gloire d’un côté, trop de jeunesse de l’autre.
— Les vieux bonshommes ! disaient les jeunes soldats.
— Les blancs-becs ! ricanaient les invalides.
Parfois des disputes naissaient où les uns se traitaient de moutards et les autres d’infirmes.
Les petits groupes, cependant, les grognards, devaient avoir l’avantage. Dans la tranquillité paisible des bâtiments, les factionnaires montaient une garde fort distraite et peu soucieuse de surveiller les événements.
Les vieux, d’ailleurs, connaissaient tous les détours du palais. Ils savaient se glisser dans la nuit, furtifs comme des ombres, sans faire de bruit. Leurs béquilles elles-mêmes étaient silencieuses, seules auraient pu donner l’éveil leurs médailles s’entrechoquant.
Mais où allaient-ils et que faisaient-ils ?
Radrap, à la tête des dix compagnons qui constituaient le gros de son armée, avait, au sortir de la chambrée, suivi un long corridor. Il conduisait son monde par une galerie jusqu’à la face des bâtiments des Invalides qui regardent le dôme recouvrant le tombeau de l’Empereur.
Quand on arriva à proximité de la chapelle, Radrap se retourna et d’un geste imposa le silence.
— Attention ! dit-il. L’ennemi ne doit pas être loin… Ah ! fichu temps de chien, tout le même !… C’est comme en Crimée, le soir que j’étais de garde et qu’il neigeait si fort qu’au bout de mon bras je ne voyais plus ma main ! Ouvrez l’œil, vous autres !
Ils s’étaient tous arrêtés, ils considéraient la masse sombre du tombeau de l’Empereur, ils écarquillaient leurs yeux, attentifs, émus, grelottant de froid aussi.
Et ce fut l’aveugle, le malheureux aveugle, qui donna le premier l’alarme.
— Entendez-vous ? demandait-il.
Lui, avec ses sens affinés par la cécité, avec cette ouïe merveilleuse qu’acquièrent si vite ceux qui ont perdu l’usage des yeux, venait de surprendre un bruit extraordinaire.
— Sûrement, répétait-il, sûrement l’ennemi est là !…
Les invalides alors tendirent l’oreille anxieusement.
La nuit noire était venteuse. De gros nuages, lourds de pluie, prêts à crever, couraient à ras du sol dans une galopade effrénée.
Sous les invalides, penchés à leur balcon, le vent sifflait avec rage dans les longs couloirs sans porte. Il poussait des hurlements plaintifs, faisait grincer des volets mal attachés, jetait des « hou, hou » tragiques au silence nocturne.
Mais ce n’étaient pas ces bruits de tempête, ce vacarme de mauvais temps, le grondement de la bourrasque que les héroïques invalides épiaient.
Ce qu’ils entendaient maintenant, c’était comme un bruit sourd de marteaux, de chocs d’outils de fer, vigoureusement maniés. Par moments enfin, entre deux rafales, on entendait comme un bruit de lime ou encore, il le semblait du moins, des éclats de voix éloignées.
— Fichtre ! bougonna Radrap.
Et, dans ce mot, il mettait toute son inquiétude, toute sa joie aussi.
Radrap se pencha vers ses compagnons.
— Attention, les hommes ! L’ennemi est là, il faut le surprendre. Demi-tour à droite ! Il faut investir la chapelle. Quand l’investissement sera fait, eh bien, ce sera l’assaut… En avant !
Ils dégringolèrent tous un escalier, arrivèrent dans la petite cour qui longe la chapelle et de laquelle on aperçoit les admirables vitraux qui garnissent les fenêtres. Là, ils tombaient sur les factionnaires envoyés par Radrap.
— Austerlitz !
— Waterloo !
Le mot de passe s’échangea, Radrap, comme un général de corps d’armée, questionnait :
— Avancez, les estafettes ! Au rapport ! Qu’avez-vous entendu ?
Ils n’avaient rien entendu du tout… Grelottant de froid, battus par la tempête, ils parlaient de rentrer dans la chambrée, disant qu’après tout les jours précédents ils avaient dû se tromper.
Alors Radrap les gourmanda :
— Est-ce qu’on avait idée de poules mouillées pareilles ? Peut-être bien qu’ils réclamaient l’artillerie, ou bien encore ces messieurs exigeaient un régiment entier ?
Radrap conclut brusquement :
— On est là pour faire son devoir, on le fera ! Que ceux qui ont peur s’en aillent !
Personne ne bougea, naturellement.
Alors Radrap commanda :
— Mouvement tournant ! Il faut entourer la chapelle, attendre et ouvrir l’œil. Si je juge l’assaut opportun, on verra bien…
Dans une accalmie de tempête, les bruits suspects redoublèrent.
— Ah ! mais, on le défendra, l’Autre ! gronda Radrap.
Et tandis que ses hommes se massaient, prenaient leurs positions, Radrap grognait de sourds jurons :
— Foutre de nom d’un chien !… On leur crèverait la panse à ceux-là qui oseraient s’attaquer à l’Autre, on les étriperait !
— À coups de sabre ! rugissait soudain, de sa voix chevrotante, Radrap… à coups de sabre, tout à l’heure ! Et ce sera de la bonne besogne !
Ils n’avaient d’armes ni les uns ni les autres, ils grelottaient tous de froid, les nuages menaçaient de crever, mais ils restaient là tous, et ces vieux étaient héroïques.
— Dégueulasse, mon vieux, tâche voir moyen à bien te t’nir !
— Fumier, ma vieille, numérote tes abattis… Si jamais tu t’les cassais, faudrait pas qu’on t’les r’monte à l’envers !
— Avance donc, limace. Passe-moi la main, au lieu de gueuler…
Un instant le silence régnait, puis Dégueulasse reprenait :
— Chien de métier, tout d’même ! Ah bien, ils ont eu raison, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, de bouder à la besogne, on y laissera sa peau !
— Jamais de la vie !… Ce qu’on y laissera, c’est son pantalon !
Fumier avait raison de prétendre que son pantalon courait le plus grand risque. Il avait précisément entendu un craquement sinistre et significatif, il concluait sur un ton pleurard :
— Encore un vieil ami qui me lâche !… Mon fond de culotte qui s’fiche rentier et se r’tire des affaires !
Mais où donc se tenait ce dialogue ?
Dégueulasse et Fumier étaient tout simplement dans une gouttière. Il faisait nuit sombre. Le vent sifflait avec rage, à grosses gouttes la pluie commençait à tomber.