— Mon général, si tu ne te tais pas, je te fourre dedans ! Ah ça, tu ne reconnais pas mes galons, ce soir ?
— Si donc, mon capitaine ! Mais je sonne la charge quand même. Ba be bi…
— Zut !
— Et puis, j’ai bougrement mal à mon pied.
— Des inventions extraordinaires ! Tu as mal à ton pied, maintenant ? Sacré farceur, va ! Tu n’as pas mal à ton pied, puisqu’il est en Italie à six mètres sous terre !
— Ça n’empêche pas !
— Mon général, un fois, deux fois, tu vas te taire !
— Bien sûr, mais tout de même, ba be bi…
— Ah çà, toi aussi, tu veux réveiller l’Autre ?
À cette demande, le silence se fit brusquement. On n’entendit plus au lointain, dans la résonance d’un couloir désert, que le heurt régulier et monotone de deux béquilles et de deux jambes de bois qui trottinaient d’un pas allègre.
Où cette scène se passait-elle et quels en étaient les héros ?
La pièce était immense et, avec son plafond bas, ses murs de pierre, la vingtaine de lits blancs qui la meublaient, elle avait un air de dortoir, une physionomie tranquille et reposante.
Était-ce donc un dortoir ?
Le mot eût paru injurieux à ceux qui l’habitaient, ils ne l’eussent pas admis. On appelait cette pièce la chambrée, et même elle portait un nom retentissant, c’était la chambrée Desaix.
Mais quels étaient les occupants de cette chambrée ? Quel était surtout ce général qui s’entêtait à chanter sur un air de marche guerrière le « ba be bi bo bu » ?
Il avait au moins soixante-quinze ans. Sa chevelure blanche tombait en longues boucles sur ses épaules. Toutefois, ce n’était pas sur ces boucles que le regard s’arrêtait, c’était sur le visage du personnage, un visage énergique, sculpté, semblait-il, à coups de canif et que balafrait, dans toute la largeur, une effroyable cicatrice allant du sourcil droit jusqu’à l’oreille gauche.
De plus, ce vieillard avait deux jambes de bois et, à la place du bras droit, se balançait un moignon informe qu’il brandissait à chaque instant, parlant de casser la figure, de briser en deux, de pourfendre et d’écraser ceux qui ne se pliaient pas à son caprice.
Il avait même l’air si terrible, ce bonhomme dont la tête tremblait un peu, que les enfants, dans la rue, ne manquaient pas de s’écarter à son passage. On le connaissait aussi bien dans les environs, il avait même son surnom, on l’appelait Croquemitaine, et cela n’était peut-être pas sans flatter un peu sa vanité.
Croquemitaine, d’ailleurs, à part l’habitude qu’il avait prise de toujours chanter le « ba be bi bo bu », était facile à vivre. Il ne demandait, pour toute félicité terrestre, que deux sous de tabac par jour et la goutte chaque matin.
Avec cela, il était content, le sourire ne quittait pas ses lèvres, et quand il se promenait il ne soulevait d’autre exclamation que des exclamations d’admiration sur son passage.
— Ah ! le bel invalide ! disait-on.
C’était, en effet, un invalide, et la chambrée Desaix n’était autre que le grand dortoir affecté à ceux de ces vieux braves qui, point encore malades, n’étaient point devenus à tout jamais les pensionnaires de l’infirmerie voisine.
Ils étaient là une trentaine à vivre dans une grande chambrée, qui passaient leur temps à se raconter leurs campagnes, à comparer les décorations qui brimbalaient sur leurs vieilles poitrines, qui, aussi bien, grondaient, perpétuellement secoués de furieuse colère, s’emportant contre la République qui, cependant, les hospitalisait, parlant de l’Autre qu’ils n’avaient pas connu pourtant, et petit à petit se figurant qu’ils avaient été ses serviteurs.
Dans les Invalides même, dans cet énorme bâtiment qui tient à la fois du musée et de l’asile, l’ombre de l’Empereur planait d’ailleurs. Elle emplissait tout. Le personnage semblait sorti de son tombeau, rôder dans les couloirs et, par le seul prestige de sa gloire militaire, par la seule autorité de son nom, chaque jour faire des prosélytes, se recruter une armée, battre le rappel.
Lorsque les invalides arrivaient à l’asile, leur brevet de retraite en poche, ils ne connaissaient pas toujours, forcément, les campagnes de Napoléon le Grand. Ils étaient de vieux soldats, ayant combattu dans toutes les campagnes où le drapeau français s’est illustré, ils avaient l’âme guerrière, ils croyaient à la suprématie de la France, mais c’était là tout.
Les nouveaux venus, alors, étaient reçus par les autres avec une cordialité heureuse.
Immédiatement, la bande se chargeait de les instruire. La tradition se passait, en effet, de grognard en grognard et l’histoire était contée, point très fidèlement peut-être, mais toujours embellie, toujours magnifiée, devenant peu à peu légendaire, miraculeuse, surnaturelle.
Et le phénomène classique se produisait alors, il arrivait que le nouvel hospitalisé se prenait à la fièvre de ses collègues, il devenait plus impérialiste qu’eux tous, il parlait de l’Autre avec des hochements de tête significatifs, toute une admiration pieuse, tout un respect exagéré.
Et les pauvres vieux vivaient ainsi, déchets de gloire, lamentables loques, laissés-pour-compte de toutes les batailles, ne concevant rien de plus beau que leur sort, s’enthousiasmant pour les charges de Waterloo en jouant paisiblement aux dames dans l’arrière-salle de la buvette.
Leur existence était paisible, monotone. La grande affaire était pour eux les tours de garde. Ils avaient, en effet, comme service, de loin en loin, quelques heures de faction, soit à la porte des galeries du musée, soit encore à l’entrée du tombeau.
Ce service, d’ailleurs, ne leur coûtait pas. Ils en étaient heureux, ils étaient fiers d’être un peu comme chez eux dans le tombeau de l’Autre et de vivre, avec lui, sur un pied d’intimité, dans le frôlement des grands drapeaux effrangeant leur étamine sur le granit impérissable.
Depuis quelque temps, cependant, depuis une huitaine, à vrai dire, une certaine animation semblait régner parmi les invalides.
Croquemitaine chantait moins gaiement, et l’adjudant Radrap lui-même, un vieux brave qui avait fait le Mexique et la Crimée, délaissait les parties d’échec.
Perpétuellement, le long des couloirs, dans les galeries balayées par la pluie, à la chapelle, où pendent les aigles conquises à l’ennemi, dans le tombeau de l’Empereur même, les invalides s’abordaient. Ils échangeaient quelques mots, hochaient la tête gravement, grognaient d’incompréhensibles paroles, puis se séparaient avec toutes les apparences d’une colère vivement ressentie.
— Il faudra écrire à la place ! disait Laveigne, un ancien fourrier qui avait eu les deux bras emportés par un boulet à l’instant où il dressait pour une acclamation de joie, au moment de la prise d’une position.
— Sûrement ! lui accordait Andrieu, un adjudant dont les deux jambes manquaient, ce qui le rendait inséparable de son compagnon, l’un prêtant ses bras, l’autre aidant à marcher le béquillard. Il faudra écrire à la place.
La place, c’était tout bonnement l’administration tutélaire qui s’occupait de ces pauvres gens.
Mais le mot administration leur écorchait les lèvres. Ils n’étaient pas des administrés, que diable !… Ils étaient des militaires. Ils n’habitaient pas à Paris, ils y étaient casernés, cantonnés… Et les militaires cantonnés, cela dépend de la place !
Ce soir-là, cependant, dans le grand dortoir, dans la chambrée énorme, aux lits blancs, Radrap était entré avec une brusquerie sans pareille. Il avait, d’un coup d’épaule, claqué la porte derrière lui et depuis il gourmandait Croquemitaine qui, puni de tabac pour s’être relevé la nuit, ce qui était un délit grave, s’asseyait sur son lit et balançait ses jambes dans le vide en chantant son « ba be bi bo bu ».
— Ça n’a pas de bon sens ! disait Radrap. Qu’est-ce qu’ils font donc les autres ? Le rendez-vous était donné pour ce soir huit heures. Il est huit heures, que diable ! J’entends l’horloge qui sonne. Est-ce qu’ils ont oublié le mot de passe ?