Le facteur avait l’air de comprendre ces étranges paroles et hochait la tête d’un air entendu.
À vrai dire, le brave homme qui transportait les lettres dans la commune de Longjumeau ne pouvait pas ne pas comprendre. Il était forcément au courant du commerce qu’exerçait avec un rare bonheur le père Martin, et cela pour la bonne raison que tout le pays vivait d’un négoce semblable et tirait le plus clair de ses bénéfices d’une industrie des plus bizarres.
Depuis quatre ans, en effet, Longjumeau était devenu la patrie par excellence des nourriciers de l’Assistance. C’était à Longjumeau que l’Assistance publique recherchait de préférence les ouvriers, les campagnards susceptibles de prendre, moyennant finance, de jeunes pupilles qui n’étaient autres que les enfants trouvés ou abandonnés.
On vivait de cela sans honte à Longjumeau, on trouvait tout naturel d’élever quatre ou cinq petits déshérités, de les brutaliser au besoin, d’en tirer tout le bénéfice possible, puis encore de palper chaque mois, avec satisfaction, les sous, d’ailleurs chichement comptés, que payait l’administration de l’Assistance publique.
Cette industrie bizarre, cet extraordinaire commerce faisait en effet la fortune du pays. Non seulement ce négoce rapportait pas mal sans donner trop de peine à ceux qui l’exploitaient, mais encore il permettait de trouver une foule de ressources extraordinaires, irrégulières et rapportant fort à l’occasion.
On citait les Lombard, qui habitaient au bout du pays, sur la grand-route, et qui, chaque année, avaient un de leurs enfants écrasé par une automobile… Ils prouvaient facilement qu’il s’agissait, non pas d’un des pupilles de l’Assistance, mais bien d’un de leurs enfants à eux. Ils se lamentaient, ils se désespéraient, et les tribunaux, apitoyés, ne manquaient pas d’accorder de grosses indemnités !
Il y avait mieux et il y avait pis. Le cimetière s’était formidablement agrandi et la mortalité enfantine à Longjumeau était colossale. C’est que le fossoyeur, qui touchait trois francs pour creuser une tombe d’enfant, ne refusait pas, à l’occasion, de partager avec les parents ou surtout les nourriciers dont un des gosses venait brusquement de périr.
À tout cela, l’Assistance fermait les yeux, ayant la hautaine indifférence des administrations qui estiment faire tout leur devoir en laissant aller les choses, à la seule condition qu’elles sachent éviter les scandales par trop criards.
Le père Martin, toutefois, ne s’estimait pas encore satisfait.
— Ce qu’il y a de stupide, disait-il, cependant qu’il remplissait d’un gros vin rouge deux énormes verres que le numéro quatre venait d’apporter, ce qu’il y a de stupide, c’est que l’Assistance ne veut pas confier plus de sept pupilles au même nourricier ! Cela empêche de s’agrandir. On est toujours limité dans son gain et, d’autre part, s’il y a un gosse qui claque, le temps qu’on vous le remplace, sans que ça ait l’air de rien, on a vite fait de perdre un mois !…
Il parlait de cela comme d’une chose fort naturelle et le facteur lui-même, blasé sur le côté cynique du métier dont vivait le pays, hochait la tête.
— Moi, confiait-il, si j’étais pas dans l’administration, je ferais le même truc que vous… Seulement, rapport aux risques, au lieu de prendre des pupilles de l’Assistance, je tâcherais de m’faire confier des enfants de bourgeois. Ça paye mieux, d’abord, et puis il y a les carottes qu’on peut tirer à droite et à gauche… Le rapport est plus gros.
À cela, le père Martin répondait d’un haussement d’épaules :
— Peuh ! faisait-il, c’est bien possible, mais il y a joliment plus de peine aussi ! Avec l’Assistance, on est sûr d’être payé, tandis qu’avec les bourgeois…
Justement, le numéro quatre revenait, traînant un seau plus lourd que lui et s’apprêtant à aller donner à manger aux lapins que le ménage Martin élevait.
— Tenez, c’morveux-là… continuait le père Martin en désignant le gosse du doigt. Précisément, c’est pas un gosse de l’Assistance, il est à trente francs de pension, ici. Eh bien ! c’est l’diable pour arriver à avoir les thunes de sa mère… Oh ! mais, aussi, ça ne va pas durer comme ça !
Le facteur pâlit un peu, car il croyait deviner chez son interlocuteur quelque lugubre projet.
— Vous allez… ? demandait-il.
Mais le père Martin lui coupa la parole.
— Non, pas avec les gosses de bourgeois. Ça fait des ennuis et il n’y a pas de combine… Tout simplement, je m’en vais le rendre à sa mère, celui-là… si elle ne raque pas !
Le facteur, cependant, avait soulevé sa boîte pour rejeter la courroie sur ses épaules.
— Eh bien ! bonne chance ! souhaitait-il. Moi, faut que je m’en aille, j’ai ma tournée…
— Comme de juste ! approuva le père Martin. Chacun ses embêtements !
Et, à l’instant où le facteur s’éloignait, le père Martin appelait :
— Le un !… le deux !… Où diable êtes-vous, vermine ? Arrive ici, numéro six !
Le père Martin habitait une sorte de baraquement tenant de la maisonnette et de la ferme de campagne. Cela ne comportait qu’un étage, était sale à faire frémir. La porte ouverte laissait s’exhaler des odeurs de boue, de crasse et de victuailles mal cuites. Tout autour de la maison, et close par une grande haie, se trouvait une sorte de courette dont le sol, fait de terre battue, était défoncé par endroits, ce qui faisait que les eaux de pluie stagnaient, verdissaient, croupissaient en paix. Des canards barbotaient dans ces flaques, des poules picoraient à droite et à gauche, tout un peuple de bêtes se sauvait en poussant des criaillements effarés dès qu’apparaissait le père Martin.
Aux appels de celui-ci, cependant, une série de bambins étaient arrivés. Ils sortaient on ne savait d’où, des coins les plus extraordinaires. Tout leur paraissait bon, en effet, pour devenir une cachette, un endroit tranquille où se terrer, de façon à éviter le plus possible les taloches et les coups de pied dont ils étaient incessamment gratifiés.
Le père Martin les examina d’un coup d’œil et tout de suite s’emporta :
— Alors, quoi, faisait-il, il suffit qu’on cause deux minutes pour que vous vous débiniez tous !… Ah ! mais… j’en ai assez, moi, à la fin !… Si vous ne voulez pas gratter, sûr que les verges vont parler !…
Et après une pause destinée à laisser comprendre sa menace, menace qui était fréquente d’ailleurs et que souvent il exécutait, le père Martin continuait :
— Allez, vermine !… Grouillez, nom d’un chien ! Faut que dans une heure ça soye épluché…
Il occupait les gosses à écosser des petits pois qui étaient livrés ensuite à une fabrique de conserves.
Les pauvres enfants, du matin au soir, devaient travailler. Les inspecteurs de l’Assistance n’avaient évidemment rien à redire à cette besogne qui paraissait douce et bien appropriée à la force des bambins ; ils ne se doutaient pas que ceux-ci y étaient astreints de cinq heures du matin à six heures du soir et que ce perpétuel labeur devenait horriblement fatigant, abêtissant même, pour leur jeunesse privée ainsi de toute récréation.
À l’ordre du père Martin, cependant, tous les petits pupilles s’étaient précipités vers un tas de cosses pleines qui se trouvaient à quelque distance, jetées sur le sol, devant une bassine où l’on mettait les petits pois préparés.
Ils s’agenouillaient dans la boue et travaillaient avec ardeur. Le père Martin approuva d’un signe de tête, redressa d’un coup de pied un gosse qui paraissait ne pas aller assez vite, puis il appelait encore :
— Numéro quatre !
Celui-ci revenait précisément, traînant son seau vide, ayant soigné les lapins.
En s’entendant nommer, instinctivement, il levait son bras à la hauteur de son visage, se gardant bien d’approcher davantage.
— Où est la mère ? demanda le père Martin.
Le gosse, qui tremblait, eut un air d’ignorance.
— Je ne sais pas, patron… derrière la maison, je crois…