— Mon Dieu, Monsieur, c’est bien simple : j’étais au rendez-vous de Son Altesse. Je me disais en effet : si mon mari s’aperçoit de quelque chose, je pourrai toujours prétendre et soutenir grâce à l’enlèvement dont j’aurai été victime, que je ne m’étais abandonnée à l’infant d’Espagne que contre mon gré. Comprenez-vous ?
— Oui, jamais un homme n’aurait trouvé cela. Il n’y a décidément que les femmes pour inventer des choses pareilles. Qui se douterait, en voyant une gentille petite personne comme vous, avec une aussi jolie figure, oui, qui se douterait ?
— Si je vous ai raconté tout cela, Monsieur le procureur, c’est afin d’excuser l’acte commis par mon frère, d’atténuer sa responsabilité, de l’innocenter même. Au lieu d’être un vulgaire meurtrier, comme on le croit actuellement, c’est un vengeur d’honneur, c’est un homme de devoir que l’on reconnaîtra en lui.
— Parfaitement, fit le magistrat, votre frère, je l’avais oublié.
— Mon malheureux frère est enfermé depuis quarante-huit heures dans une prison. Je suis venue vous raconter la vérité pour que vous puissiez décider, connaissant désormais les motifs qui ont guidé le bras de mon frère, de le faire remettre en liberté. Je ne doute pas un seul instant que vous ne soyez convaincu de ce que je vous raconte.
— Je vous crois parfaitement et ne demande qu’à vous être agréable, Madame Fargeaux. Malheureusement, il est une chose que je ne puis faire.
— Laquelle, Monsieur ?
— Mettre votre frère en liberté.
— Et pourquoi, Monsieur ?
— Mais, fit Anselme Roche, pour la bonne raison qu’il n’est pas en prison.
— Eh bien, par exemple. C’est fort ! Quand je pense que le malheureux garçon n’a pas eu plutôt tiré que deux agents de la Sûreté lui passaient les menottes et l’entraînaient avec eux. Pauvre Martial ! Il n’a pas regimbé. Il s’est laissé faire. Doux comme un agneau, tant il était atterré de ce qui venait de se passer.
— Votre frère, Martial Altarès, le spahi, n’est pas en prison, ça, j’en suis sûr.
— Monsieur, je suis sûre, moi, du contraire.
Le magistrat eut une hésitation, un scrupule. Certes, on lui communiquait tous les jours la liste des personnes arrêtées, il l’examinait régulièrement, et s’il avait vu figurer le nom de Martial Altarès, il l’aurait certainement reconnu. Néanmoins, le magistrat se demandait si la chose n’était pas passée inaperçue, si quelque employé n’avait pas fait une omission en établissant cette liste, si enfin le militaire n’avait pas cru devoir donner un faux nom aux agents qui l’appréhendaient.
M. Anselme Roche appela son garçon de bureau.
— Faites venir, dit-il, le double du registre d’écrou de la prison.
Puis, en même temps qu’il attendait ce document, M. Anselme Roche interrogeait Delphine Fargeaux :
— Au moment de l’accident, fit-il, votre frère était-il en uniforme ?
— Il est toujours en uniforme.
Anselme Roche songeait :
— C’est de plus en plus extraordinaire. Ça se remarque, un militaire, un spahi surtout.
Le magistrat fronçait les sourcils, sentait naître en lui une sourde colère à l’égard de ses subordonnés. Il pensa :
— Comment se fait-il que personne ne m’ait parlé de cette histoire-là ?
Anselme Roche n’hésita plus. Par le téléphone il se mit en communication avec l’ Impérial Hôtel.
C’était M. Hoch lui-même qui répondit au procureur et lui confirma en tous points le récit de la jeune femme, qui aurait tant désiré devenir la maîtresse de l’infant d’Espagne et qui n’avait pu y réussir.
Pendant dix bonnes minutes, Anselme Roche compulsa le livre d’écrou de la prison qu’on lui avait apporté, téléphona de droite et de gauche, interrogea le Parquet, le commissariat de police de Bayonne et de Biarritz, se livra à toutes sortes d’enquêtes, mais sans succès. Ou plutôt si, il acquit la conviction que jamais, au grand jamais, la police de la région n’avait arrêté de spahi à l’ Impérial Hôtelde Biarritz.
M me Fargeaux, comme lui, était convaincue maintenant que son frère n’était pas détenu. Mais Martial Altarès avait été emmené quand même les menottes aux mains.
— C’était pourtant, cria-t-elle, des agents de la Sûreté !
— Ou soi-disant tels, Madame.
— Ah Monsieur, s’écria-t-elle, vous m’ouvrez des horizons et maintenant, par ce que vous venez de me dire, j’imagine des choses que je voudrais n’être pas vraies, tant je les redoute, tant je les crains.
— Quoi, Madame, que savez-vous ? parlez !
— C’est très délicat, commença M me Fargeaux, il s’agit d’une personne qui me touche de près, de très près. Il s’agit de mon mari pour vous dire tout le fond de ma pensée. Puisqu’il semble prouvé que mon frère a été emmené par des gens qui ne sont pas de la police, et que par suite on doit considérer comme étant des agresseurs, je suis convaincue qu’il s’agit là d’un coup de mon époux, de Timoléon Fargeaux.
Le procureur, abasourdi, n’avait pas le temps de demander des explications à la jeune femme. Celle-ci, s’animant peu à peu, parlait avec une volubilité extrême, accusait terriblement le compagnon de son existence :
— Tenez, Monsieur le procureur, il se passe des choses extraordinaires dans notre propriété. On entend des bruits étranges dans la campagne. La nuit, on voit des lueurs sinistres sillonner le ciel, deux ou trois fois j’en ai fait la remarque à mon mari. Il s’est contenté de ricaner. J’en ai conclu que c’était un imbécile, et je me demande maintenant s’il ne cache pas son jeu et s’il n’est pas un malfaiteur.
Deux heures durant, M me Fargeaux parla sans discontinuer, racontant sa vie au procureur général, et il faut croire qu’elle avait communiqué des choses graves, car, à peine était-elle partie, que Roche enlevant sa toge, sonnait son garçon de bureau.
— Je m’absente, lui déclara-t-il, toutefois je vous laisse mon adresse, dans le cas où l’on aurait besoin de moi.
Et d’une main fébrile, Anselme Roche traça sur un carton, ces mots :
Le procureur général est au château de Garros, qu’il ne quittera que pour revenir à son domicile, ou au tribunal.
***
Pendant ce temps, Juve jouissait de la considération du personnel de l’ Impérial Hôtel.
Pour jouer son rôle au sérieux et aussi parce qu’il éprouvait le besoin de se reposer, le policier s’était installé dans cette chambre depuis le commencement de la journée. Vers six heures du soir, le policier arpentait son appartement, aux dimensions fort exiguës, avec une fébrile impatience. Encore qu’il eût de fortes préoccupations, Juve était satisfait des heures passées et entrevoyait avec sérénité les heures à venir. Il avait, au cours de l’après-midi, rédigé un rapport circonstancié et expliqué tout au long par suite de quelles ingénieuses constatations il en était arrivé à établir que les vestiges humains découverts dans la maison du crime ne provenaient et ne pouvaient provenir que de l’infortunée Fleur-de-Rogue, la maîtresse du Bedeau.
Ce rapport, destiné à M. Havard, était un chef-d’œuvre de précision scientifique et de clarté. Juve se frottait les mains :
— Voilà, déclara-t-il qui en bouchera un coin à Fandor.
Le policier se réjouissait aussi à l’idée que dans quelques instants il allait revoir cet excellent ami, ce vaillant compagnon d’infortune. Qu’était devenu Fandor depuis une quinzaine de jours ?
Juve avait télégraphié deux ou trois fois et n’avait pas reçu de réponse. Il en avait été presque inquiet jusqu’au moment où il avait reçu de Paris un télégramme de Fandor lui annonçant non seulement qu’il existait toujours, mais qu’il arrivait par un prochain train. C’est ce train-là dont Juve attendait l’arrivée, c’est pour cela qu’il restait à l’hôtel où Fandor, sitôt hors du wagon, devait le rejoindre.
Juve, indépendamment du plaisir qu’il allait éprouver à revoir son ami, était aussi très satisfait de pouvoir causer avec lui de l’affaire de la Maison Borel.