Mais il était bien trop têtu pour renoncer à une chose, une fois décidé à un projet. Comme le train démarrait, Jérôme Fandor, le plus lestement du monde, sautait sur le marchepied du fourgon à bagages attelé au tender.
— Attention, se dit en même temps le journaliste. Il ne s’agirait pas que je me fasse pincer là-dessus, on s’imaginerait à coup sûr que moi-même je suis cambrioleur.
Le train, déjà, roulait plus vite. Fandor, cramponné à une main-courante, réfléchissait à la conduite qu’il devait tenir, lorsqu’un grand cri, un cri d’homme épouvanté, un cri qui s’étouffait immédiatement, retentissait à ses oreilles.
Fandor prêta l’oreille, mais il n’entendit plus rien. Seulement, le train accélérait sa marche. Alors qu’il eût été logique, étant donné que le remblai était d’une solidité douteuse, que le convoi passât très lentement, il marchait à toute allure.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? pensa Fandor.
À ce moment, sur le tender, une figure apparaissait, une figure que le journaliste reconnut :
— Je suis foutu, pensa l’ami de Juve, s’il me voit… Mais c’est Bébé qui est là. Est-ce donc la bande de Fantômas qui…
Jérôme Fandor, comme toujours, était victime de son courage. Au moment même où il reconnaissait le terrible apache Bébé, il abandonna le marchepied du fourgon à bagages.
Réussissant des prodiges d’adresse et risquant vingt fois de se laisser tomber sur la voie où il eût été infailliblement écrasé, négligeant les flammèches que l’incendie, redevenu tout proche, lui jetait au visage, Jérôme Fandor parvint, par les tampons d’attelage, à se hisser sur le tender. Le train, à cette minute, lancé à toute vapeur, marchait à folle allure. Jérôme Fandor se cramponna sur les briquettes de charbon. Il glissait en avant, il allait apercevoir les mécaniciens, lorsqu’un cri d’horreur s’échappait de sa gorge.
Devant lui, à quelques centimètres peut-être, cachés par une manne d’osier dans laquelle du charbon était empilé, Jérôme Fandor découvrait, quoi ? Deux cadavres, les cadavres du chauffeur et du mécanicien.
— Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
Au risque de tomber, Fandor se dressait tout à fait, il était à moitié du tender. Il allait voir ceux qui conduisaient la machine maintenant. Jérôme Fandor vit. Mais, au moment même où il distinguait les traits de ceux qui dirigeaient le convoi, où il reconnaissait avec une horreur sans nom les deux terribles criminels qu’étaient le Bedeau et Bébé, les deux lieutenants de Fantômas, Jérôme Fandor se sentit brusquement pris aux épaules, courbé en avant avec une force irrésistible.
La tête du malheureux journaliste heurtait des briquettes de charbon, puis une main se posa sur son crâne, on l’étouffait en l’appuyant contre le poussier. Jérôme Fandor entendit à peine une voix qui murmurait :
— Lie-lui les pattes. Tiens bon. Ah mince alors, son compte est clair à celui-là. Tu te rappelles les instructions ?
Fataliste et philosophe, Jérôme Fandor se dit :
— Eh bien, voilà. Je suis foutu. Ça devait arriver.
Le train filait toujours à toute allure.
16 – ÉCLAIRCISSEMENTS OU COMPLICATIONS
« Monsieur le président. Messieurs,
« C’est au nom de la Société moderne, de la Morale, au nom de l’Équité, que je requiers aujourd’hui contre le prévenu que vous avez amené à cette audience, l’application rigoureuse de la loi. Il faut que la justice se montre, non seulement sévère, mais encore impitoyable. Il est temps de réprimer toutes ces déprédations et d’en finir avec les malfaiteurs que n’arrête aucune interdiction et que n’émeut aucun châtiment. »
Ce prologue achevé, M. Anselme Roche, procureur de la République, jeta un regard circulaire sur l’auditoire nombreux qui l’écoutait.
Ce jour-là, en effet, il y avait foule à l’audience du tribunal correctionnel de Bayonne. Le procès qui se jugeait était cependant loin d’être retentissant et l’accusé, affalé et grotesque, avait peu l’allure d’un dangereux criminel.
Il faisait un temps superbe, mais les Bayonnais préféraient sans doute venir s’enfermer au palais de justice plutôt que d’aller se promener. Toujours est-il que M. Anselme Roche, déversant sur eux des flots d’éloquence, les impressionnait et, plus même, les effrayait quelque peu.
Le prévenu était un voleur de résine. Il avait eu la malencontreuse idée, ce pauvre diable, de s’attaquer, non pas à des propriétés privées, mais à une portion de territoire national. Son délit, de ce fait, prenait les proportions d’un méfait grave.
M. Anselme Roche chargeait l’accusé. Il semblait vraiment prendre plaisir à s’acharner ce jour-là.
Qu’avait-il donc contre le prévenu ?
M. Anselme Roche était d’une humeur massacrante et il se vengeait sur l’inoffensif voleur de résine de ses déboires personnels. Amoureux de M me Borel, il se trouvait privé de ses nouvelles, et qui plus est, atteint à son endroit d’une jalousie féroce. Ne soupçonnait-il pas le spahi Martial Altarès d’avoir eu avec celle qu’il aimait des relations intimes et suivies ?
Cependant, réveillés par l’arrêt subit du discours de l’orateur, le président et les assesseurs se consultaient du regard. Puis avant de rendre leur jugement, estimant l’heure venue d’aller fumer une cigarette, ils décidèrent de lever l’audience. Anselme Roche, de son côté, se dirigea vers son cabinet de travail. Il y était depuis quelques instants déjà, lorsqu’un huissier se présenta :
— C’est une dame, fit-il d’un air mystérieux, une dame fort élégante, qui demande à parler à M. le procureur.
L’arrivante ne pouvait être que M me Borel.
— Faites entrer, répondit Anselme Roche, cependant qu’il jetait au loin sa cigarette et que, d’un geste machinal, il arrangeait les plis de sa robe, assez satisfait de se montrer à la femme qu’il aimait dans l’apparat solennel des attributs de sa profession.
Le magistrat préparait déjà un sourire aimable, mais il s’arrêta net, car la personne qui entrait dans son cabinet, brusquement, d’un bond, il ne la connaissait pas. C’était une femme que le procureur n’avait jamais vue.
— Jamais vue ? Si cependant.
Anselme Roche fronça le sourcil. Il n’aimait guère les visites de ce genre, et ceux qui s’y étaient aventurés une fois, étaient accueillis de telle sorte qu’ils ne recommençaient jamais. Anselme Roche, affectant donc son air le plus froid, s’inclina imperceptiblement.
— Vous désirez, Madame ?
— C’est à M. Anselme Roche que j’ai l’honneur de parler ?
Le magistrat pour préciser la nuance, répliqua :
— Vous êtes ici dans le cabinet du procureur général. Que désirez-vous ?
Sans répondre à sa question, la visiteuse déclara :
— Je suis Delphine Fargeaux, j’ai des aveux à vous faire.
— Est-ce grave ?
— Oui.
Le procureur se pencha vers elle :
— Remettez-vous, Madame, je vous en prie.
Mais à ce moment, le tintement grêle d’une sonnerie retentit. L’audience allait reprendre. Anselme Roche n’hésita plus.
— Veuillez m’attendre quelques minutes, Madame, dit-il à Delphine Fargeaux, et je suis à vous.
Le magistrat sortit de son cabinet dont il ferma la porte à clef par précaution. En deux mots, il expliqua au président, qu’une affaire grave l’empêchait de revenir à l’audience, il informa son substitut du rôle qu’il aurait à remplir et, quelques minutes plus tard, Anselme Roche regagnait son bureau.
— M me Fargeaux, je vous écoute, déclara-t-il, lorsqu’il eut obtenu de la jeune femme qu’elle relevât son voile.
Avec hésitation d’abord, s’enhardissant ensuite, M me Fargeaux parla.
M. Anselme Roche écoutait avec une satisfaction infinie cette histoire égrillarde qu’il interrompait pour demander des détails.
— Alors, vous étiez d’accord avec les caballeros pour vous faire enlever ?
— Oui, Monsieur.
— Mais pourquoi ?