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Fandor tirait, poussait, jurait, mais, un quart d’heure après, il était définitivement installé, en possession d’une couchette, dans un compartiment où ne logeait, selon son désir, ni curé ni femme.

— Et voilà, conclut Fandor, s’apprêtant à prendre quelque repos en s’étendant sur le petit lit dont il disposait.

Soudain, il sursauta.

— Ah, Crédibisèque, je sais bien pourquoi ma valise est si lourde. J’ai complètement oublié d’enlever les deux haltères que j’y avais rangées, ne sachant où les mettre. Diable. Il est vrai qu’en revanche, je n’ai pas pensé à emporter de faux-cols. Oh, ça ne fait rien.

Cela n’avait pas grande importance, en effet, dans l’esprit de Fandor, et ne devait pas l’empêcher de dormir, car, une heure plus tard, tandis que le Sud-Express, à toute allure, s’enfonçait dans la nuit, Jérôme Fandor ronflait à poings fermés, ayant complètement perdu notion des choses et des gens.

***

— Vos billets, Monsieur, s’il vous plaît ?

Fandor ouvrit les yeux, brusquement réveillé par un contrôleur apparu dans son compartiment. Il commençait à faire petit jour, mais Fandor n’avait que des idées vagues tant il était encore abruti de sommeil :

— Dites donc, vous, répondit-il, je ne vous demande pas l’heure qu’il est, moi. On ne réveille pas les gens comme ça. D’abord, je relève de maladie, je viens d’avoir la jambe cassée.

— Vos billets, Monsieur ?

— Mes billets ? Mes billets ? Je n’en ai pas une douzaine, sapristi, j’en ai un, et je ne sais même pas où je l’ai mis. Attendez, cher Monsieur, veuillez attendre. D’ici une petite heure, je crois que j’aurai quelque idée à ce sujet.

Redressé, assis sur sa couchette, Fandor, qui aimait exaspérer son prochain, entreprenait méthodiquement de se fouiller. Il demanda :

— Dites donc, où sommes-nous ? J’ai pioncé depuis Paris avec une profonde conviction.

— Vous venez de passer Bordeaux, Monsieur.

— Ah, très bien, alors nous sommes dans les pins ?

— Oui, Monsieur.

— De mieux en mieux. L’atmosphère des pins est salutaire pour les bronches. Comme ça, vous voulez mon billet ? Vous me le rendrez, au moins ?

Le contrôleur finit par sourire : il avait d’abord pris Fandor pour un grincheux, ensuite, pour un farceur, il commençait à se demander si le jeune homme n’était pas tout simplement fou.

— Oui, Monsieur, répondit-il. Je vous rendrai votre billet.

Il se saisit du coupon de Fandor, l’examina rapidement, le pointa d’un petit trou rond, puis, tandis que le journaliste s’esclaffait ;

— Encore un confetti de plus sur la terre.

Le contrôleur ajouta très digne :

— Monsieur est prévenu d’avoir à boucler sa valise et à préparer ses bagages. La forêt brûle à une quarantaine de kilomètres d’ici. Il est probable que le train devra stopper et les voyageurs devront faire un kilomètre à pied car le remblai menace ruine.

— Comme moi, répondait Fandor. Mais, dites donc, racontez-moi donc un peu ce que vous venez de me dire d’une façon laconique et brève. La forêt brûle ? Le remblai menace ruine ? En avant marche ! Qu’est-ce que c’est que tout ce boniment-là ? J’ai payé pour être mené en chemin de fer jusqu’à Biarritz. J’espère bien que la Compagnie ne va pas me faire trotter à pied pendant longtemps.

— Non, Monsieur. Vous aurez tout juste à faire un ou deux kilomètres.

— Alors, ça va, respectable employé. Car, voyez-vous, ne l’oubliez pas, je viens d’avoir une jambe cassée.

Excédé, le contrôleur s’enfuit.

— Et allez donc, chantonna Fandor, cependant que le malheureux contrôleur refermait les portes, je l’ai bien embêté, ce pauvre diable. Pour l’argent qu’il gagne et même pour un peu plus. Si tous les voyageurs lui en faisaient voir autant…

Fandor, cependant, tiré de son somme, n’avait plus guère envie de dormir. Il vérifia sa montre : quatre heures du matin.

— Zut. Je me lève comme les poules. Tant pis. Tâchons de nous préparer.

Sorti de son compartiment, le journaliste se dirigea vers le petit cabinet de toilette mis à la disposition des voyageurs. Il allait y atteindre, lorsque, dans le couloir même, il devait se croiser avec un autre voyageur dont la seule vue le fit tressaillir.

Brusquement, le jeune homme s’arrêta, peut-être même pâlit un peu.

Fandor, toutefois, était trop maître de lui pour longtemps donner des signes de surprise. Il se domina, continua à siffloter une valse lente, poursuivit son chemin. Seulement, Jérôme Fandor n’était pas arrivé dans le petit cabinet de toilette, il n’avait pas tiré la porte sur lui que sa physionomie joyeuse une minute avant se rembrunit singulièrement.

— Ah çà, monologuait-il, je ne suis pas victime d’une hallucination. Ce voyageur que je viens de croiser ? Je l’ai vu quelque part, où diable, par exemple ? Dans la pègre à coup sûr, parmi les apaches que fréquentait le Bedeau. Qui est-ce donc ? Qui est-ce donc ?

Jérôme Fandor se plongea le visage dans l’eau glaciale du lavabo, il fit consciencieusement sa toilette, moins assurément dans un désir de propreté qu’avec l’envie de se réveiller tout à fait. Soufflant, s’ébrouant, tandis qu’il refaisait son nœud de cravate, Jérôme Fandor songeait toujours :

— Il est absolument invraisemblable qu’un membre de la pègre se ballade dans le Sud-Express. Et pourtant, pourtant…

Le journaliste abandonna le lavabo, regagna sa place par le petit couloir, jeta en passant des coups d’œil interrogateurs dans les autres compartiments, espérant découvrir encore le mystérieux voyageur qui, quelques minutes avant, l’avait si fort intrigué. Mais Jérôme Fandor en fut pour ses peines. Il ne vit personne. Partout les rideaux bleus étaient tirés sur les vitres et force lui fut de rentrer dans son compartiment sans avoir pu se retrouver face à face avec l’homme croisé une première fois.

— Zut, se déclara Fandor au bout de quelques instants de réflexion, j’ai rêvé et voilà tout.

Au même moment, un spectacle féerique venait tirer le journaliste de ses préoccupations. À un tournant de la voie, le train qui, depuis Bordeaux, à peu près, roulait à toute vapeur, au centre d’une forêt de pins immense et monotone, venait de forcer son allure. L’air se chargeait d’une fumée âcre, prenante, qui sentait le goudron et la résine.

Le contrôleur qui avait réveillé Fandor n’avait à coup sûr point menti. Ainsi qu’il arrive fréquemment, quotidiennement presque, les forêts de pins devaient, à quelques distances, être incendiées. Le vent rabattait des tourbillons de fumée, l’air devenait chaud. Il y avait des bandes d’oiseaux qui fuyaient et qui passaient dans le ciel bleu, encore sombre, car il n’était que quatre heures et demie.

Jérôme Fandor ouvrit sa fenêtre :

— Mettons le nez au balcon, se déclara le journaliste. Ça doit être joli, très premier acte du Châtelet. L’incendie dans la forêt, ma parole on se croirait à la Course aux Dollars [2].

De minute en minute, l’air qui, d’abord, n’avait été que parfumé de senteurs de résine, se faisait plus lourd, plus suffocant, si âpre à respirer qu’une toux secoua Fandor.

— Je ne vois rien, clamait le journaliste. Ça empeste et puis voilà tout. Ah bien, il est joli mon spectacle !

Mais, au même moment, Fandor regrettait ce qu’il venait de dire. La voie avait encore une fois tourné. Et brusquement, à l’improviste, le train pénétrait dans la zone incendiée de la forêt.

Fandor apercevait, travaillant avec une énergie fébrile, de braves petits soldats convoqués d’urgence pour tâcher de limiter le sinistre. Puis, le train passa. La forêt devenait déserte. Elle ne brûlait pas encore en entier, mais il y avait des massifs incendiés, de véritables torches d’où les flammes montaient en crépitant.

— Absolument épatant, commença Fandor.

Il n’acheva pas.

Dans le couloir du wagon, un employé passait à ce moment.

L’homme heurta à la porte du compartiment qu’occupait le journaliste.

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