— Un acompte, fit-il impérativement…
Pour toute réponse Nini s’approcha de Beaumôme, leurs lèvres s’unirent en un long baiser.
***
Lorsque, quelques jours auparavant, il avait dit à Michel que la catégorie la plus nombreuse à Londres était, sans contredit, les policemen, Juve exagérait à peine. La nuit en particulier, et de préférence dans les quartiers mal famés de Londres, les agents de police pullulent, encore qu’il soit difficile aux passants attardés dans les quartiers déserts de s’apercevoir de leur présence. Mais dès qu’un fait suspect se produit, les policemen surgissent de partout et viennent se rendre compte de ce qui semble avoir troublé l’ordre et la sécurité…
Beaumôme, à pas de loup, descendit l’escalier, tout grisé encore de la tendre caresse que venait de lui accorder Nini.
L’apache, enfin convaincu qu’il allait atteindre le plus cher de ses rêves, chantonnait, tout joyeux, en traversant la courette intérieure de l’immeuble.
Puis il se glissa dans l’étroit passage derrière la maison.
Il longea les murs avec précaution, arriva dans une rue un peu plus large, la considéra un instant avant de s’y engager.
Elle était déserte et silencieuse.
Beaumôme s’avança, son paquet sur le dos, cherchant des yeux tout alentour un endroit propice pour se débarrasser de cet encombrant fardeau.
Mais Beaumôme n’avait pas fait cent mètres, qu’il entendait soudain retentir trois coups de sifflets stridents.
Il connaissait ce signal, il maugréa :
— Bon Dieu de sort ! c’est encore les flics qui vont venir me barber… faut-il qu’ils soient curieux, ces gaillards-là.
Beaumôme était homme d’expérience.
Il ne s’était pas trompé : devant lui apparut un colosse, un sergent de police, puis, comme pour prêter main forte à ce chef, si la nécessité s’en faisait sentir, de toutes parts surgirent des policemen.
Le sergent, d’un signe de la main, arrêta Beaumôme :
— Où allez-vous ? fit-il…
— Chez moi, répliqua l’apache…
— Où demeurez-vous ?
Beaumôme donna son adresse à Whitechapel, et se préparait déjà à reprendre sa marche interrompue, mais le sergent n’était sans doute pas suffisamment renseigné :
— Que portez-vous dans ce paquet ? demanda-t-il…
— Du linge… du vieux linge sale…
— D’où vient-il, ce linge ?
— De chez une de mes amies dont la copine est morte… elle habite tout à côté…
Les réponses de Beaumôme étaient si catégoriques, elles étaient faites sur un ton si naturel, que le sergent hésitait à poursuivre l’interrogatoire, à empêcher cet homme libre de continuer sa promenade. Après tout, c’était son droit de transporter, même à cette heure tardive, des paquets de linge dans les rues de Londres.
Après avoir un instant hésité à laisser partir ce personnage aux allures à peine suspectes, le sergent s’y décida :
— Passez votre chemin, fit-il…
Beaumôme ne comptait pas se faire donner l’ordre deux fois. Déjà il se glissait entre la haie de géants aux uniformes sombres qui, soudain avaient fait le cercle autour de lui, et s’applaudissait de n’être pas plus longuement inquiété, lorsqu’un homme se dressa devant lui, un civil.
Beaumôme, à sa vue, laissa tomber son paquet de linge.
Cet homme Beaumôme venait de le reconnaître. C’était Juve.
Juve qui le dévisageait, Juve qui se plaçait en face de lui, Juve qui voulait l’empêcher de passer…
Certes Beaumôme n’avait rien à faire avec le policier français, il ne redoutait qu’indirectement son intervention. Il la redoutait néanmoins.
Sa conscience chargée de vols et de crimes était perpétuellement troublée.
Que pouvait donc lui vouloir Juve ?
Beaumôme ne tarda pas à le savoir !
Le policier avait fait signe au sergent de police, et un rapide colloque s’engagea entre les deux hommes.
Juve insistait, très nerveux :
— Monsieur le sergent, disait-il, je vous en prie, emparez-vous de cet individu, c’est un coupable, un criminel, il faut absolument l’arrêter, l’interroger…
— Pardon, monsieur, répliquait le sergent, mais je ne vous connais pas, de quel droit intervenez-vous ?
Juve cherchait des références, mettait en avant des noms familiers au sergent, il parlait de Shepard, il nommait l’individu qu’il voulait faire appréhender.
— C’est un gaillard, dit-il, qui a commis un crime, il s’appelle Beaumôme… Il a assassiné le détective French…
Juve parlait avec tant d’assurance que le sergent parut un instant ébranlé. Précisément à ce moment Beaumôme qui n’avait rien perdu de cette conversation, très inquiétante pour lui, essayait de repartir, abandonnant son linge, ne songeant qu’à trouver le salut dans la fuite.
Escomptant son agilité, il s’élança… mais cette maladresse devait lui être fatale.
Trois policemen, trois hercules, plus rapides que l’éclair se jetèrent sur lui, l’immobilisèrent, toute résistance était impossible.
Cette tentative d’évasion succédant aux déclarations de Juve, avait convaincu le sergent.
— Ma foi, dit-il à Juve, si cet individu se sauve c’est évidemment qu’il n’a pas la conscience tranquille… Toutefois, monsieur, je ne vois pas à quel titre opérer son arrestation ?… Vos imputations sont vagues… Il n’y a pas flagrant délit…
— Il n’y a pas flagrant délit, reprit-il, tout en considérant le paquet que Beaumôme venait de laisser choir, ça n’est pas certain… Voyons, sergent, voulez-vous faire mener cet homme au poste, et l’y maintenir pendant deux heures ? si dans ce délai je viens vous apporter des précisions suffisantes, j’imagine que vous pourrez le garder définitivement ?…
Le visage de Juve reflétait une telle anxiété, un tel désir de convaincre que le sergent hésita.
Beaumôme, cependant, tempêtait, jurait ses grands dieux qu’il était innocent, qu’il n’avait rien à se reprocher, qu’il ne comprenait pas ce qu’on lui voulait…
Mais le sergent de police n’eut cure de ses déclarations. En considérant Juve, en voyant de quel ton assuré cet homme venait de lui parler, il était prêt de soupçonner qu’à coup sûr, le policier ne parlait pas au hasard…
— Je le ferais bien, répondit-il enfin, ce que vous me proposez, monsieur… car cet homme m’apparaît, en effet, avoir des procédés équivoques… mais… je ne vous connais pas ? Vous demandez deux heures avant de m’apporter des précisions… vous allez donc faire une enquête ?… Si j’accepte votre offre, je vous préviens que je vais vous faire accompagner par un de mes hommes, car, si, d’aventure, vous vous moquiez de la police, il serait bon que vous en soyez puni et sévèrement.
Juve réprima un geste de nervosité.
Certes, il ne prétendait pas se moquer de la police, tout au contraire, mais il avait besoin d’être seul pour réaliser le projet qu’il méditait.
D’autre part comment se débarrasser du sergent et surtout du policeman qui allait s’attacher à ses pas, sans éveiller les soupçons de ces hommes, sans les inciter à croire qu’il n’était qu’un mauvais plaisant, et par suite les pousser à relâcher Beaumôme ?
Juve, encore qu’il eût désiré le cacher le plus possible, n’hésita plus. Il se souvint qu’il était lui aussi policeman et, aux yeux stupéfaits du sergent, il exhiba sa carte d’identité, les preuves indiscutables de l’emploi qu’il occupait.
— Vous êtes des nôtres, s’écria le sergent, alors ça va bien, je vous donne rendez-vous dans deux heures au poste de police. On décidera s’il y a lieu ou non de maintenir en état d’arrestation l’individu que vous avez fait appréhender.
25 – LE TRIOMPHE DE JUVE
Deux heures.
Juve avait deux heures devant lui.
À peine s’était-il écarté du petit groupe qui entraînait Beaumôme, que le policier sautait dans un taxi et se faisait conduire à la prison.
Ce que Juve voulait tenter était assurément bien extraordinaire, presque invraisemblable, car il était tout frémissant lorsque dans la petite chambre qui lui était réservée dans le pavillon précédant le greffe, il revêtit son uniforme de policeman. Quel pouvait donc être le but que poursuivait cet homme ? et pourquoi mettait-il, une fois habillé, un tel empressement, une hâte fébrile à traverser la cour, à faire constater sa présence au bureau des gardiens-chefs, et à se diriger vers la cellule de Tom Bob ?