Elle a compris.
Il faut se taire, en effet…
Dévorant sa colère, ne sachant à qui s’en prendre, furieuse à la fois contre elle-même et contre les événements, Nini Guinon, pensive, retourne dans son bouge.
Derrière elle, à pas de loup, se glisse Beaumôme… Nini Guinon est si absorbée qu’elle ne l’a pas entendu entrer…
Le pâle voyou a cru l’occasion bonne. Audacieusement, il pince la taille de celle dont il convoite les charmes depuis longtemps.
Hélas, ce n’est pas encore l’heure où ses vœux seront exaucés…
Nini est moins que jamais disposée à subir les fantaisies de Beaumôme… Elle se retourne tout d’une pièce, et d’un violent coup de poing met en capilotade l’œil et le nez de son amoureux…
Celui-ci en maugréant, prend la porte à toute allure.
Nini demeure seule chez elle. Le jour se lève. Machinalement, la mégère se penche à la fenêtre, scrute des yeux la mer des toits innombrables qui s’étendent à perte de vue devant elle, espérant qu’elle y découvrira quelque trace, quelque indice du petit Daniel…
19 – LE POLICEMAN 416
— Hop ! policeman… que diriez-vous policeman, si l’on vous demandait de lever les yeux jusqu’à ce mur qui est devant vous, et de donner votre opinion ?
— Je dirais, gentleman, que c’est là une question saugrenue, qu’il ne m’est pas nécessaire d’examiner…
— Que diriez-vous, policeman, si on vous faisait remarquer que ce mur immensément vieux est muni, dans sa partie supérieure, de crampons qui forment une véritable échelle, par laquelle on peut monter sur les toits ?…
— Je répondrais que ce n’est pas là un chemin d’honnête homme, et je conseillerais à qui me parle de passer son chemin…
— Que diriez-vous, policeman…
— Que diriez-vous, gentleman, si je vous invitais à faire demi-tour et à déguerpir ?
— Que diriez-vous, policeman, si je refusais de partir…
— Que diriez-vous, vous même alors, si je vous arrêtais ?…
Cette étrange conversation avait lieu dans une rue écartée de Whitechapel, précisément dans Belmont Street, entre un robuste policeman – le « 416 » – et un gaillard aux apparences non moins solides, modestement vêtu…
Il était aux environs de quatre heures du matin. Une aube pâle pointait au-dessus des toits noirs de la ville, qui se silhouettaient sur le ciel jaune, en allure d’ombres chinoises.
Un silence absolu régnait alentour. À peine, de temps en temps, une rumeur sourde se percevait-elle au loin, ou encore le bruit d’une course effrénée, d’une bataille que les chats de la Cité livraient aux innombrables rats qui pullulent dans le quartier pauvre et populeux de Londres.
Le policeman et le civil s’étaient rapprochés l’un de l’autre, et tout en parlant à mi-voix, comme s’ils redoutaient d’être entendus, ils s’étaient toisés du regard. Désormais, les deux hommes étaient à se toucher, s’observant les yeux dans les yeux, cherchant à se comprendre.
La menace du policeman n’avait pas paru effrayer outre mesure son interlocuteur.
Ce personnage ironique, qui semblait insuffisamment respecter l’autorité, synthétisée par l’uniforme, avait sans doute l’habitude de se faire arrêter, et ne craignait rien.
Ou alors avait-il droit à l’indulgence de la police ?
Cette dernière hypothèse devait être la bonne. Le civil se pencha à l’oreille du policeman, et d’une voix railleuse, souffla :
— Que diriez-vous si j’étais Shepard ? détective, membre du Conseil des Cinq ?
Le policeman ne sourcilla pas :
— Je vous dirais de montrer votre carte, déclara-t-il.
Il achevait à peine sa phrase que son vœu était exaucé.
Le policeman, aussitôt rectifia la position, esquissa un salut : c’était bien le chef, celui qu’il avait devant lui.
Mais à peine avait-il fait cette démonstration de politesse que le visage du policeman, qui venait de s’empourprer d’une rougeur subite, affectait à son tour une expression d’ironie :
— Que diriez-vous à votre tour, Monsieur Shepard, si moi-même j’étais…
Mais le mystérieux gardien de l’ordre public s’arrêta net, sans doute ne jugeait-il pas opportun de sortir de l’anonymat que lui concédait l’uniforme.
Shepard, au surplus, avait reculé de quelques pas. Il avait gagné l’angle de la rue, rasant les murs, frôlant les façades, en homme habitué à marcher sans bruit…
Soudain il revenait précipitamment, interpellait à nouveau le policeman :
— Hum, murmurait-il, ça sent le gibier par ici, vous allez m’aider…
Celui-ci se gratta le menton et objecta :
— C’est que, monsieur Shepard, je ne suis pas de service… ça n’est pas mon quartier… tout de même je vous donnerais bien volontiers un coup de main… mais excusez-moi si je ne suis pas un aussi bon guide que je le voudrais, je vous répète, ce n’est pas mon secteur…
— En effet, reconnut Shepard qui venait de constater en considérant d’un coup d’œil rapide la manche du policeman, que celui-ci ne portait pas en évidence le brassard bleu et blanc caractéristique du gardien de la paix en service, en effet, je m’en aperçois, mais que faisiez-vous donc par ici ?… à cette heure ?… dans ce quartier perdu ?
Le policeman eut un sourire. Shepard rit à son tour :
— Parbleu, je comprends, fit-il, vous sortez au moins de chez votre petite amie…
— Hé ! hé !…
Mais le membre du Conseil des Cinq avait mieux à faire que de s’inquiéter des amours du policeman. En deux mots il lui expliquait :
— Je cherche dans ce coin un individu suspect dont je tiens à connaître les moyens d’existence et dont il importe que j’identifie le domicile. Cet homme habite un hôtel meublé dont la porte est à cinquante mètres de nous… la voyez-vous là… à droite ? tout à côté du bar ?
— En effet, détective, je vois la maison que vous désignez…
— Cet individu, poursuivit Shepard, est un Français. On l’appelle le Bedeau… je n’ai pas besoin de vous en dire plus. Il m’a semblé tout à l’heure que précisément les toits de la maison où il demeure présentaient une activité anormale…
Le policeman interrompit le chef :
— Bien que n’étant pas de service, je crois monsieur Shepard, avoir fait la même remarque que vous, il m’a semblé, voici dix minutes environ, voir quelqu’un se glisser le long de cette corniche…
— Une femme, n’est-ce pas ? interrogea Shepard…
— Une femme ? non, répliqua le policeman après une légère hésitation, je crois plutôt que c’était un nègre…
— Policeman, reprit le détective, ne perdons pas une minute, suivez-moi… Êtes-vous armé ?
— Bien que n’étant pas de service, répondit le policeman, j’ai toujours mon revolver chargé de six balles.
Se hissant sur un muretin haut de deux mètres environ, et profitant des crampons de fer dont le détective Shepard avait signalé l’existence quelques instants auparavant, les deux représentants de la police londonienne atteignirent rapidement le niveau des toits.
Cette ascension achevée, ils se trouvèrent à la hauteur d’une multitude de cheminées qui se dressaient vers le ciel, isolées au milieu des toitures de tuiles, ou alors adossées à des fenêtres mansardées qui s’ouvraient, soit sur la rue, soit sur des courettes intérieures.
Shepard devait savoir exactement où il voulait aller, car, avec une adresse d’acrobate, il passait d’un immeuble à l’autre, montait sur des charpentes pointues, s’accrochait à des gouttières, avec une habileté toute professionnelle.
Le policeman, nullement gêné dans son lourd uniforme, le suivait sans la moindre difficulté.
Le membre du Conseil des Cinq s’en aperçut et se félicita que le hasard l’eût mis en présence d’un second aussi habile à se promener dans ces parages qu’à monter la garde sur un refuge au milieu du Strand.
Combien de temps cette promenade aérienne allait-elle durer ?
Shepard, soudain, fit un signe de la main à son compagnon, lui signifiant de s’arrêter.
Le détective s’accroupit derrière une fenêtre, prêt à bondir si d’aventure quelque chose surgissait.